Après la guerre de Sécession, les États-Unis étaient obsédés par les "photos de fantômes"
William H. Mumler trouva le moyen de tirer profit d’un deuil national... jusqu’à ce que des sceptiques ne révélèrent que ses photographies étaient frauduleuses.

Au 19e siècle, les portraits de William H. Mumler sur lesquels apparaissaient des fantômes faisaient fureur aux États-Unis. C’est également ce pourquoi celui-ci fut traduit en justice.
En 1862, William H. Mumler, graveur sur bijoux et photographe amateur, développait un autoportrait dans son studio de Boston lorsqu’une image fantomatique commença à se dessiner. Juste en dessous de lui, sur la photographie, apparaissait une jeune femme vêtue d’une robe fluide, dont les traits étaient floutés par un halo fantomatique.
Il montra le portrait à son ami, sans doute comme une plaisanterie, et fit allusion au fait que la femme ressemblait à sa défunte cousine. Bientôt, le cliché fit le tour de la société de Boston. Il ne fallut pas longtemps pour que la communauté spiritualiste locale n’apprenne l’existence de cette miraculeuse image. La nouvelle fut diffusée à ses adeptes par le biais de revues religieuses marginales : les esprits avaient enfin été immortalisés sur des plaques en verre.

Un couple avec un « esprit » dans leur voiture, vers 1920, photographié par William Hope (1863-1933). Pour les photographies de son « album des esprits », ce dernier utilisait des techniques de double, voire triple exposition, afin de faire apparaître des apparitions fantomatiques. William Hope fonda le cercle spiritualiste connu sous le nom de Crewe Circle. Son travail fut très populaire après la Première Guerre mondiale, alors que de nombreuses personnes endeuillées cherchaient désespérément des preuves de l’existence d’êtres chers outre-tombe.
En réalité, la femme qui apparaissait à côté de William H. Mumler était probablement Hannah Frances Green, qui travaillait à proximité comme photographe, ainsi que médium, et qui devint plus tard sa femme. Celui-ci n’avait pas correctement nettoyé la plaque photographique avant de la réutiliser, laissant ainsi une trace de la photographie de sa future épouse. Cependant, expert en technologie qu’il était, ainsi que chimiste amateur qui avait déjà déposé plusieurs brevets, il s’était rapidement rendu compte qu’il pouvait gagner beaucoup d’argent en proposant des photographies sur lesquelles apparaissaient des fantômes de personnes décédées pour 10 dollars la séance, l’équivalent de plusieurs centaines d'euros actuels.
Il s’agissait d’une période propice à la rencontre entre la photographie et le paranormal. La toute première photo fut prise au milieu des années 1820, sur un toit de Saint-Loup-de-Varennes. Une décennie plus tard, les premiers êtres humains furent immortalisés sur des clichés. Le public était fasciné par cette nouvelle technologie capable de dévoiler des réalités que peu de personnes avaient jamais vues, allant de pays lointains à la faune et la flore. Dans le même temps, des découvertes scientifiques telles que les rayons X démontraient que l’œil humain ne pouvait percevoir tout ce qui l’entourait.

Ce tirage provient de l’une des premières radiographies réalisées par le physicien allemand Wilhelm Conrad Röntgen (1845-1923), qui découvrit un type de rayonnement électromagnétique qu’il nomma « rayons X » à Wurtzbourg, en fin d’année 1895. Les rayons X préparèrent le public à croire en des choses impossibles à voir à l’œil nu.
Pendant ce temps, à la fin des années 1840, trois sœurs avaient déclenché une ferveur religieuse dans une petite ville du nord de l’État de New York. Prétendant communiquer avec les fantômes grâce à d’étranges bruits de tapotements provenant des murs de leur ferme, les sœurs Fox devinrent une obsession au niveau national.
Le public venait également de découvrir la communication longue distance par le biais du télégraphe. Il n’était pas si farfelu, écrivit Peter Manseau dans son livre The Apparitionists, que les médiums puissent élargir le champ de communication à un autre plan : le monde des esprits. Le spiritisme, un mouvement religieux reliant l’univers des vivants au royaume des morts, était né.
Au cours des années qui suivirent, le spiritisme fut remis en question par la science, jusqu’à ce que la guerre de Sécession ne plonge les États-Unis dans la peur, le chagrin et le deuil.
Lorsque William H. Mumler fit circuler son cliché unique en son genre, le pays était déjà en conflit depuis un an. La photographie était devenue un moyen pour les familles de commémorer leurs proches. Les mères faisaient prendre des portraits de leurs fils avant qu’ils ne partent au combat et les soldats emportaient des photos de leur famille sur le front.
De retour à Boston, William H. Mumler commença à réaliser des tests dans sa chambre noire, notamment au moyen de doubles expositions et d’autres astuces, afin de faire apparaître des esprits. Des enfants pensifs, des parents inquiets et des maris aimants apparurent, semblant souvent étreindre les vivants. L’engouement pour la photographie spirite était sans limite au sein de cette nation en deuil.
Le photographe devint cependant négligent. À Boston, un ancien client repéra que l’image de sa propre femme avait été utilisée en tant qu’« esprit » dans une autre photographie. Seul problème : celle-ci était bel et bien vivante. Fuyant ses détracteurs, William H. Mumler déménagea à New York et ouvrit un nouveau studio sur Broadway. Il ne tint qu’un an avant qu’un enquêteur spécialiste des fraudes, se faisant passer pour un client, ne le traduise en justice.
Au tribunal, la presse était son adversaire principal, notamment un journal de la ville appelé le New York World, soutenu par un groupe de scientifiques et de photographes. Leur objectif commun était de veiller à ce que la confiance que l’appareil photo inspirait au public ne soit ébranlée par des escrocs. Avec William H. Mumler était également jugée la photographie. Un côté plaidait pour la science ; l’autre pour la religion. Les deux camps pensaient lutter pour l’objectivité de cette nouvelle technologie.


Portrait de Madame Tinkham. William H. Mumler prétendait être capable de photographier les esprits d’êtres chers n’appartenant plus au monde des vivants. Bien que ses méthodes n’aient jamais été révélées, il créait des images faisant apparaître des fantômes en incorporant un cliché existant d’une personne décédée dans une nouvelle photographie d’un proche parent survivant.
Portrait de John J. Glover.


Portrait d’une femme à l’identité inconnue assise avec un « esprit » féminin se trouvant en arrière-plan.
Portrait d’un homme moustachu baissant les yeux vers sa main ouverte, tandis que la silhouette floue d’un homme barbu apparaissant derrière lui semble y placer un crucifix.
L’accusation tenta de démontrer de quelle façon la photographie pouvait être manipulée mais ses efforts se retournèrent contre elle. Dans l’impossibilité de déterminer les méthodes de William H. Mumler et de réfuter l’existence du monde des esprits, le juge acquitta celui-ci, admettant à un moment donné qu’il en avait à maintes reprises aperçus dans la salle d’audience. Ce résultat inattendu fut considéré par certaines personnes comme une preuve de l'authenticité de la photographie spirite ; il est possible que cela contribua à son expansion à l’étranger. Pour celles et ceux qui restaient sceptiques face aux affirmations des spiritualistes, la photographie fut révélée comme un moyen de supercherie. Des photographes affirmèrent plus tard que le procès causa davantage de tort à la profession que si William H. Mumler avait simplement été autorisé à exercer dans le cadre du spiritisme.
« William H. Mumler a joué un rôle clé en introduisant la possibilité d’un caractère frauduleux dans la manière de penser la photographie », expliqua Michael Leja, historien de l’art à l’université de Pennsylvanie, qui écrivit sur le procès dans son livre Looking Askance. « Avant cela, le témoignage des personnes qui voyaient les photographies de la guerre de Sécession dans les galeries de New York était si éloquent : c’étaient des images insupportables car presque réelles de la mort et des mutilations. C’était ça, la photographie : c’était la vérité. »
Le scepticisme qui germa à la suite du procès de William H. Mumler persiste encore à ce jour. D’une certaine façon, indique Michael Leja, la photographie spirite constitue les prémices des images créées avec l’intelligence artificielle et de notre lutte pour distinguer ce qui est vrai de ce qui est trompeur.
Quelques années après le procès, au début des années 1870, Mary Todd Lincoln se présenta déguisée au studio de William H. Mumler. La photographie qui en résulta montrait une ombre à peine visible d’Abraham Lincoln se dressant derrière sa femme, ses mains translucides posées de manière réconfortante sur ses épaules. L’image n’avait rien d’inhabituel : le fantôme d’Abraham Lincoln hantait les États-Unis après son assassinat, étant diffusée dans des gravures, des photos et des livres. Pour beaucoup, il s’agissait d’un rappel réconfortant de sa présence paternelle durant la période la plus éprouvante de l’histoire du pays.
Au cours des années qui suivirent, le spiritisme allait entrer en conflit avec le monde de la photographie, les scientifiques et même d’autres mouvements religieux. Les Églises considéraient ces photos, au mieux, comme des tours de passe-passe, et dans le pire des cas, comme une hérésie. Cependant, à une époque durant laquelle les découvertes scientifiques se faisaient à un rythme soutenu, alors que les personnes croyantes étaient détournées de l’Église, des pratiques telles que la photographie spirite fournissaient ce que d’aucuns considéraient comme des preuves scientifiques de leur foi.

La tête d’une femme est superposée à la paume d’une main afin de créer un effet fantomatique.
Les photographies révélaient une représentation de la vie après la mort bien plus rassurante que les abstractions proposées par la religion en général, précise Jennifer Cadwallader, experte en littérature gothique au Randolph-Macon College, en Virginie. Plutôt que des images d’ailes, d’auréoles et de rayons de lumière, la photographie spirite montrait une continuité reconnaissable de la vie. Les spiritualistes décrivaient l’au-delà comme un lieu où l’on retrouvait les êtres chers et où l’on vivait comme les personnes fortunées sur Terre. La photographie servait de preuve.
« Pour les personnes dont la foi avait été ébranlée par le christianisme traditionnel, ça leur offrait un moyen de ne pas y renoncer », poursuit Jennifer Cadwallader. « Les photographies spirites sont réconfortantes, tout comme les histoires de fantômes. Elles indiquent qu’il y a autre chose, que vous continuez d’exister d’une certaine manière. »
En 1875, un autre photographe spirite fut traduit en justice. Édouard Buguet était un spiritualiste qui, grâce à un autre enquêteur sous couverture, se retrouva lui aussi devant un tribunal, cette fois à Paris.
Malgré ses aveux, la démonstration en public de ses techniques de manipulation photographique et sa condamnation à un an de prison, les adeptes spiritualistes d’Édouard Buguet refusèrent de croire que ce dernier était un escroc. « Rien ne pouvait convaincre les personnes qui croyaient à la photographie spirite que ce n’était pas réel », assure Jennifer Cadwallader. « On ne peut pas faire changer d’avis quelqu’un qui a le sentiment qu’un être cher décédé lui a rendu visite, ou qui est poussé par le chagrin à se rendre en premier lieu chez ce photographe. »
Cette croyance sociétale généralisée s’estompait néanmoins. Le cycle des morts en masse de la guerre de Sécession ayant touché à sa fin, divers rituels de deuil de l’époque victorienne, allant du port de bijoux fabriqués à partir des cheveux de la personne décédée à la photographie spirite, disparurent du pays.
Puis, en 1914, la Première Guerre mondiale éclata et la photographie spirite refit surface. Un groupe particulièrement actif de photographes spirites, appelé le Crewe Circle, s’attaqua aux personnes endeuillées depuis peu.
Cette fois-ci, les sceptiques étaient sur leurs talons. Le Crewe Circle fut démasqué par un enquêteur de la Society for Psychical Research, association reconnue d’utilité publique dont l’objectif est de recueillir des informations et de favoriser la compréhension concernant les phénomènes psychiques et paranormaux par le biais de la recherche et de l’éducation, qui publia ses conclusions dans l’espoir de faire connaître cette escroquerie. Des magiciens comme Harry Houdini se donnèrent également pour mission d’arrêter les spiritualistes et autres charlatans prétendant entrer en contact avec les morts. Dans le but de prouver l’objet de son propos, il créa une photographie de lui-même lisant un livre avec le fantôme d’Abraham Lincoln et révéla publiquement les méthodes trompeuses employées par les photographes et les médiums. Le monde universitaire, la science et les gros titres des journaux démasquèrent le spiritisme et ce mouvement religieux tomba finalement dans l’oubli à jamais.

Harry Houdini et le fantôme d’Abraham Lincoln : le magicien révéla de quelle façon un ou une photographe pouvait produire des images trompeuses en créant cette photographie de lui-même avec le « fantôme » du président.
Avec notre compréhension moderne de la manipulation photographique, la photographie spirite peut sembler grotesque de nos jours. Toutefois, l’interrogation qui fut à la source de sa popularité reste d’actualité : existe-t-il davantage en ce monde que ce que nos yeux sont capables de voir ? Les traces fantomatiques sur les photographies et les objets non identifiés immortalisés continuent de nous fasciner, poussant à nous interroger sur l’existence des OVNI, ainsi que d’autres phénomènes inexplicables, au-delà de ce que notre vision nous permet de percevoir. « Nous n’avons toujours pas renoncé à l’idée que la technologie puisse être objective », déclare Jennifer Cadwallader. « Nous gardons également en tête qu’une caméra de surveillance peut filmer quelque chose d’inhabituel et que tout ce que nous voyons est manipulation. Nous voulons toujours y croire. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.