Les Grecs et Romains de l’Antiquité étaient eux aussi obsédés par leur alimentation
Repas riches en protéines, bienfaits des lentilles pour la santé, jeûne intermittent : le monde antique avait des opinions tranchées sur ce qu’il fallait faire pour rester en bonne santé.

Cette nature morte en mosaïque datant de la Rome antique figure des poissons et des légumes. Elle provient d’une villa de Tor Marancia. Musées du Vatican, Rome.
Avant Instagram et avant les régimes alimentaires créés à partir d’analyses ADN, l’alimentation constituait pour les médecins grecs et romains la principale forme de soins à prodiguer. Fait surprenant, les conseils que ceux-ci donnaient semblent à la fois modernes et remarquablement sensés. Le médecin romain Galien écrivait déjà au deuxième siècle de notre ère qu’une trop grande consommation de viande rouge (en particulier de bœuf) pouvait provoquer le cancer. Hippocrate conseillait à ceux qui cherchaient à perdre du poids de faire ce que nous appelons aujourd’hui du « cardio à jeun » : faire de l’exercice le ventre vide avant de manger. Dioscoride, père de la pharmacologie, écrivait quant à lui que la soupe de poulet « est très souvent prescrite à ceux qui sont en mauvaise santé pour les remettre d’aplomb. »
« La chose la plus importante de toutes, écrivait le Romain Celse, est que chacun connaisse bien la nature de son propre corps. » La plupart des personnes ont une faiblesse corporelle ou une autre, poursuivait-il - et que l’on ait tendance à prendre du poids ou à avoir du mal à en garder, à être constipé ou à avoir un transit express – « l’aspect le plus problématique, quel qu’il soit, devrait toujours faire l’objet de la plus grande attention », et il faudrait ajuster notre alimentation en fonction.
TOUT EST AFFAIRE D’ÉQUILIBRE
Les conceptions antiques de l’alimentation étaient ancrées dans des théories archaïques sur le fonctionnement du corps. La plupart des médecins grecs et romains croyaient que tous les corps existaient sur un spectre allant du chaud au froid et de l’humide au sec. De manière générale, à partir du médecin Galien, on fit correspondre les propriétés de l’humide, du sec, du chaud et du froid aux humeurs (ou substances) du corps. Le sang était chaud et humide ; les mucosités étaient froides et humides ; la bile noire était froide et sèche ; et la bile jaune était chaude et sèche. Dès Hippocrate, on se mit à croire qu’un déficit ou un excès de l’une de ces substances pouvait être la source de douleurs et de maladies.

Le Banquet de Cléopâtre de Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770).
On considérait que certains corps, comme ceux des femmes, étaient plus disposés à « l’humidité », tandis que d’autres, comme ceux des jeunes hommes, étaient plus chauds et plus secs. Mais de manière générale, on pouvait atteindre la bonne santé en maintenant l’équilibre entre ces propriétés, explique Claire Bubb, maîtresse de conférences en littérature et sciences classiques à l’Institut d’étude du monde antique de l’Université de New York et autrice d’un ouvrage paru récemment intitulé How to Eat : An Ancient Guide for Healthy Living.
« Pour le dire assez simplement, explique-t-elle, la théorie de base est qu’un patient qui souffrait d’une maladie chaude et sèche [par exemple le choléra] serait certainement soulagé par une alimentation froide et humide (et qu’il serait considérablement moins risqué de donner de la laitue à quelqu’un plutôt qu’un médicament aux effets indésirables potentiellement catastrophiques). » On voyait la laitue comme un aliment rafraîchissant pouvant réguler la température du corps de ceux chez qui elle était trop élevée, que ce soit à cause de leur nature intrinsèque, à cause de la maladie ou à cause de la météo.
Bon nombre des propriétés chauffantes et rafraîchissantes des aliments semblent aller de soi : la laitue et les concombres rafraîchissent, mais la roquette réchauffe parce qu’elle pique. La viande est un aliment qui réchauffe, surtout si on la fait rôtir (mode de cuisson qui ne mobilise pas de liquide et nécessite des températures de préparation plus élevées). Les crudités sont des aliments rafraîchissants et donc mieux adaptés à l’été, période où le corps à besoin d’être refroidi.
À en croire certains médecins de l’Antiquité, ces recommandations fonctionnaient. Galien affirme dans un ouvrage intitulé Sur les facultés des aliments que lorsqu’il était jeune homme – et que sa température était donc, dit-il, plus élevée en raison de son âge – il parvenait à se rafraîchir en mangeant de la laitue. Désormais plus âgé, cela l’aidait à s’endormir. « Le seul remède contre l’insomnie en ce qui me concerne, écrit-il, était de manger de la laitue le soir. »

Fragment d’une fresque italienne figurant la préparation d’un repas.
Si l’alimentation était importante dans le diagnostic et dans le traitement des maladies, elle était encore plus essentielle comme moyen de prévenir ces dernières. Les traitements chirurgicaux et pharmaceutiques étaient encore balbutiants et la plupart des maladies étaient incurables. L’alimentation faisait donc office de médecine préventive ; l’un des seuls moyens pour un individu d’essayer d’éviter de tomber malade. Si une personne a besoin d’être rafraîchie, écrit Celse dans De la médecine, elle devrait boire de l’eau, dormir et manger des aliments acides. Si elle doit être réchauffée, elle devrait manger « uniquement des aliments salés et amers et de la viande ».
RÉGIME PERSONNALISÉ
À l’Antiquité, les conseils diététiques étaient « extrêmement personnalisés », indique Claire Bubb. « L’alimentation idéale doit être adaptée sur mesure à chaque individu, ainsi l’idée d’une quantité quotidienne universelle recommandée n’aurait pas eu de sens. » On conseillait aux athlètes antiques, à un gladiateur costaud par exemple, de manger des aliments « nourrissants » et fortifiants, comme du porc ou du bœuf. Un fonctionnaire assis derrière un bureau toute la journée à faire de la comptabilité ou d’autres tâches bureaucratiques devait plutôt privilégier des aliments plus légers, comme du poisson. Mais ainsi que l’observe Galien, certaines personnes digèrent le bœuf plus facilement que le poisson. Pour elles, les règles étaient différentes.
En général, on conseillait à la plupart des patients de suivre deux principes clés : manger de saison et éviter les changements drastiques. Cette première recommandation concernait moins la disponibilité des aliments (vu ainsi, tout le monde mangeait de saison) que le fait de s’adapter à la météo : en été, mangez des aliments légers et rafraîchissants (concombres, laitue, légumes crus) ; l’hiver, ayez une alimentation qui réchauffe composée d’aliments plus lourds et réconfortants (viande rôtie et pain).
Si, pour la plupart, ces auteurs avaient un régime que l’on qualifierait aujourd’hui de « méditerranéen » (huile d’olive, poisson, légumes et céréales), il ne faut pas oublier que l’alimentation d’un individu de l’Antiquité était conditionnée par son statut socio-économique. Les incontournables du régime « moyen » étaient les lentilles, le pain (plutôt dense et noir) et une sauce de poisson fermentée que l’on appelait le garum. De temps en temps on y incluait du poisson et, les bonnes semaines, de la viande. Les riches avaient accès à des mets très assaisonnés et préparés, à un vaste éventail de viandes et de poisson (langue de flamant rose, panthère…)
Pour ce qui est des changements drastiques, si les médecins antiques comprenaient le désir de transformation corporelle, ils croyaient que les modifications radicales de l’alimentation pouvaient entraîner des maladies. Le fait de passer d’un régime hivernal à un régime estival du jour au lendemain était par exemple vu comme une chose extrême, aussi extrême que de se mettre d’une semaine à l’autre à courir des marathons alors que l’on avait un mode de vie sédentaire. Voici la mise en garde de Celse à ce sujet : « On ne peut pas passer de l’épuisement au repos complet, ni d’un long repos à un effort intense sans effets gravement néfastes ». Même lorsque l’on change de saison ou que l’on se met à faire plus d’exercice, il faut « y aller doucement et se méfier des excès », ainsi que l’écrit Dioclès dans son Régime de santé. Il est intéressant de noter que les études modernes corroborent les croyances des anciens : les changements de vie progressifs et mesurés sont bien plus efficaces et durables pour améliorer la santé globale que les changements importants et abrupts.
GUERRES DIÉTÉTIQUES
Si les médecins d’aujourd’hui débattent de la valeur nutritionnelle de divers types de graisses (les « bonnes graisses » des avocats et des noix sont recommandées, tandis que la consommation d’aliments frits et de viande transformée est corrélée à l’apparition de cardiopathies), les spécialistes antiques étaient en désaccord sur des ingrédients tels que les lentilles. Les lentilles étaient valorisées par des philosophes antiques, comme Zénon de Kition et Gaius Musonus Rufus, pour qui l’alimentation était surtout affaire de retenue, notamment en ce qui concerne la consommation d’aliments exotiques de luxe. Dans Comment rester en bonne santé, le Grec Plutarque avance que personne ne devrait trop s’éloigner d’un régime simple à base de lentilles, car « les choses les moins chères sont toujours meilleures pour le corps ». Mais d’après Claire Bubb, pour de nombreux médecins romains, les lentilles n’étaient pas bonnes du tout pour la santé. Dioscoride affirme dans De materia medica que « la lentille, consommée régulièrement, trouble la vue et la digestion, cause des maux d’estomac et des gaz […] et la constipation. »
De manière similaire, tandis que la plupart des personnes vantaient les mérites du chou et lui prêtaient des vertus d’ingrédient miracle, d’autres le voyaient d’un autre œil. « Le chou », écrit Caton l’Ancien, homme d’État romain et auteur d’un traité intitulé De l’agriculture, « est le légume qui surpasse tous les autres. » On pouvait le manger cru ou cuit, et arrosé de vinaigre il faisait « du bien au ventre » au point que l’urine que l’on produisait ensuite avait elle-même des propriétés médicinales. Consommé avant une fête, ajoute-t-il, il pouvait aider à prévenir la gueule de bois et les indigestions dues aux excès. Il purifiait non seulement le corps mais pouvait également clarifier l’esprit.
Trois siècles plus tard, Galien – sans aucun doute un meilleur médecin – exprima son désaccord. S’il reconnaissait au chou des propriétés purgatives, il écrivit dans un ouvrage intitulé Sur les facultés des aliments que ce « n’est certainement pas un aliment salubre, comme la laitue l’est, et qu’il possède un suc nocif et malodorant ».
JEÛNE ET BONNES GRAISSES
Par certains aspects, les conseils diététiques délivrés à l’Antiquité coïncident étonnamment bien avec des tendances actuelles en matière d’hygiène et de philosophie de vie. Selon Claire Bubb, dès le cinquième siècle avant notre ère, des textes hippocratiques conseillaient d’essayer le jeûne intermittent (il était courant de ne prendre qu’un repas par jour), d’avoir une activité physique variée (navigation, chasse et marche sur des terrains variés) ainsi qu’un régime riche en graisses (beurre, fromage de brebis et huile d’olive) pour perdre du poids. « Les plats devraient abonder en graisses, écrivait Hippocrate, de sorte que [la personne au régime] se sente rassasiée avec une quantité minimale. » Et les scientifiques d’aujourd’hui en conviennent, dans un environnement contrôlé, la graisse a bel et bien un effet sur la satiété.
Ceci étant dit, tous ces conseils ne semblent pas applicables, ni même sains, pour une personne soucieuse de sa santé de nos jours. En raison de la palette relativement restreinte de traitements disponibles alors, il n’était pas rare que les médecins hippocratiques recommandent de se purger régulièrement. Ils conseillaient même de boire du vin (dilué) à des personnes de tous les âges. Passer de longues heures à prendre des bains et à se faire masser, choses que l’on prescrivait dans le cadre de programmes généraux de maintien en forme, voilà qui peut paraître alléchant… mais qui serait difficile à concilier avec des horaires de travail actuels.
Et puis, il y a de parfaites curiosités. L’obsession de l’Antiquité pour le chou, qui était un médicament quasi-universel en Méditerranée, semble relativement inoffensive. Mais ainsi que Claire Bubb le fait remarquer, d’autres opinions médicales antiques sont plus douteuses ; par exemple l’idée que le « basilic en décomposition engendre spontanément des scorpions, que le fait de consommer trop de figues donne des poux, que les fruits sont généralement mauvais ou encore que le fait de marcher nu constitue une bonne stratégie pour perdre du poids. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
