Médecine prédictive : vaut-il mieux prévenir que guérir ?

Réponse avec Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm.

De Julie Lacaze
Publication 31 janv. 2019, 17:35 CET
Judy Perkins figure ici sur fond de lymphocytes infiltrant les tumeurs (LIT, des globules blancs) qui ...

Judy Perkins figure ici sur fond de lymphocytes infiltrant les tumeurs (LIT, des globules blancs) qui ont permis de soigner son cancer du sein. Elle a bénéficié d’un traitement expérimental (CAR-T), créé par Steven Rosenberg, de l’Institut national du cancer des États-Unis (NCI), consistant à lui injecter 82 milliards de ses propres cellules LIT, qu’elle a surnommées son « armée ».

PHOTOGRAPHIE DE Craig Cutler

Test d’ADN, applications de santé, intelligence artificielle… Les outils déployés par la médecine prédictive sont en train de révolutionner les pratiques de soins. Avec une grande idée : dépister précocement les maladies, voire prendre des mesures de prévention avant que les pathologies n’apparaissent. Au passage, les biotechnologies posent nombre de problèmes éthiques à nos sociétés. Faut-il généraliser ces techniques parfois onéreuses ? Comment protéger les données de santé des citoyens ? Peut-on éviter les dérives eugénistes des tests d’ADN ? Hervé Chneiweiss, neurologue et président du comité d’éthique de l’Inserm, se dit « globalement favorable à ces nouvelles technologies, qui font passer la médecine de l’ère de la réaction à celle de l’anticipation ». Interview.

 

La prédiction des maladies fait partie de l’essence même de la médecine. En quoi la notion de médecine prédictive est-elle nouvelle ?

Hervé Chneiweiss : « Mieux vaut prévenir que guérir » a toujours été un dicton médical. Ce qui change actuellement, ce sont les moyens et la précision pour y parvenir. La médecine est depuis longtemps capable d’anticiper les dangers, d’éviter les infections et de mettre en évidence des facteurs de risque. Mais, aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de la génomique. La médecine utilise des outils de génétique, puissants et prédictifs, qui n’existaient pas il y a vingt ans. Les chercheurs mettent ainsi en évidence des biomarqueurs génétiques associés à des maladies. On sait, par exemple, que pour les porteuses de la mutation BRCA1, le risque de développer un cancer du sein ou des ovaires s’élève entre 70 et 90 %.

 

Cette façon de concevoir la médecine soulève de nouvelles problématiques, comme « le droit de ne pas savoir », la découverte fortuite d’une maladie ou encore la multiplication des maladies recherchées, qui fait de toute personne un malade potentiel. Comment les comités d’éthique y répondent-ils ?

H. C. : Les questions éthiques se posent quand il y a une tension entre deux pôles. Par exemple, entre l’intérêt de savoir et celui de ne pas savoir. Ce qui est important pour un comité d’éthique, c’est d’évaluer la balance bénéfice-risque d’une technique : sa justice et sa capacité de bienfaisance et, inversement, de non-malfaisance. Pour certaines pathologies, il y a un intérêt à connaître en amont son état. D’un côté, se savoir atteint d'Alzheimer trop précocement présente peu d’intérêt, car la pathologie est incurable. De l’autre, connaître sa situation suffisamment tôt permet de prendre des dispositions patrimoniales et de désigner une personne de confiance avant que la maladie ne soit trop avancée, ce qui va dans le sens du respect et de la liberté des patients. Il s’avère alors intéressant de mettre en évidence des marqueurs de pente d’évolution de la maladie. D’autant plus que certaines populations à risque (porteuses du double allèle ApoE4) pourraient bientôt bénéficier d’un traitement préventif, actuellement à l’essai, à base d’anticorps monoclonaux qui ciblent la protéine amyloïde responsable de la maladie. Reconnaître ces populations permettrait de définir en priorité les bénéficiaires de ces nouveaux remèdes.

Les membres du comité d’éthique ont également tenté de répondre à la problématique des « découvertes non sollicitées ». Lors d’une analyse génétique ou d’un examen d’imagerie médicale, nous préconisons d’informer le patient des potentielles découvertes fortuites. Il faut anticiper cette situation, l’interroger pour connaître son désir de savoir, sans oublier de lui faire préciser les conditions dans lesquelles il souhaiterait être informé (par un médecin, une infirmière...).

Enfin, la crainte de devenir tous potentiellement malade pose avant tout la question de la pédagogie aux facteurs de risque. Dans la plupart des maladies courantes (hypertension, diabète, maladies inflammatoires chroniques), ces derniers sont faibles et doivent se combiner pour qu’il y ait un réel danger. Il y a donc des indicateurs, utiles à la prévention, et d’autres, qui induisent de nouvelles sources d’incertitudes — le risque n’étant rien d’autre qu’une probabilité.

 

Le dépistage du cancer du sein pose différents problèmes, comme celui des cancers radio-induits ou celui de soigner trop tôt une tumeur et de subir des effets secondaires inutiles à cause de la chimiothérapie. Que pensez-vous de la tendance actuelle aux diagnostics précoces ?

H. C. : La médecine et les autres sciences sont aussi des activités sociales, qui vivent avec les dogmes de leur temps. La croyance actuelle, qui guide l’attitude des médecins est qu’il faut agir vite, surtout dans le cas du cancer. C’est vrai, dans certaines situations, et faux, dans d’autres. Nos connaissances ont progressé par rapport à celles d’il y a dix ou quinze ans, mais elles sont toujours plus faibles que celles dont nous disposerons à l’avenir. D’un côté, le surdiagnostic a eu des effets négatifs : certains appareils, comme les scanners hélicoïdaux servant à détecter les tumeurs pulmonaires, ont probablement généré plus de pathologies qu’elles n’en ont guéri. Mais de l’autre, il est bien plus facile de soigner une tumeur de taille limitée qu’une tumeur à un stade avancé.

 

Peut-on vraiment soigner un patient avant qu’il ne soit malade ?

H. C. : Grâce aux progrès de la génétique, on peut effectivement traiter certaines maladies avant qu’elles ne surviennent. Les arythmies d’origine génétique sont aujourd’hui diagnostiquées grâce à un test d’ADN, ce qui permet de poser un pacemaker avant la crise cardiaque. On a aussi évoqué la détection d’une mutation du gène BRCA1, qui est associé à un risque très élevé de tumeurs du sein et des ovaires. Les porteuses peuvent donc être suivies de très près ou bénéficier de chirurgies préventives, qui sont, certes, très mutilantes (comme la mastectomie bilatérale, c’est-à-dire l’ablation des deux seins), mais peuvent leur sauver la vie.

 

Les tests génétiques dits de « pharmacogénie », qui analysent le génome du patient dans le but de proposer les traitements les mieux adaptés à sa biochimie (lire notre reportage sur la médecine personnalisée), sont en plein essor. Ces outils peuvent-ils facilement être intégrés aux parcours de soins ?

H. C. : Ils posent des problèmes de coût. Prenez les derniers traitements d’immunothérapie surmesure, comme la cure par lymphocytes T à récepteur antigénique chimérique (CAR-T), elle consiste à modifier in vitro les lymphocytes T des patients et à les réinjecter pour qu’ils ciblent les tumeurs. Son prix s’élève entre 400 000 et 500 000 euros. Comment nos systèmes d’assurance-maladie pourront-ils prendre en charge de tels traitements ? Idem pour les thérapies géniques des maladies rares. En plus de leur coût élevé, ces techniques renforcent les inégalités d’accès aux soins. Seuls les habitants des pays développés, qui possèdent des équipements dernier cri, vont pouvoir en bénéficier.

 

La phénomique va encore plus loin, en tentant d'identifier des pathologies liées aux interactions entre les gènes d’un individu et son environnement (lire notre reportage). En France, qu’en est-il du développement de cette science émergente ?

H. C. : En 2015, Robert Barouki, un collègue de l’Inserm, a convaincu les parlementaires de faire entrer dans la loi la notion d’« exposome », c’est-à-dire l’analyse des facteurs de notre environnement pouvant jouer un rôle sur la genèse et le développement des maladies. Les chercheurs tentent, par exemple, de cerner quels sont les effets des expositions (médicaments, polluants, contaminants, etc.) de la femme enceinte sur l’enfant ou encore pourquoi de plus en plus de personnes souffrent d’allergies, de maladies inflammatoires ou auto-immunes.

 

Ces données très précises sur les individus, qui prennent en compte l'environnement et la génétique, posent-elles des problèmes éthiques ?

H. C. : Oui, ceux liés aux big data. Pendant longtemps, la collecte des données de santé était uniquement destinée à des institutions publiques, qui sont, a priori, plutôt orientées vers l’intérêt général. Aujourd’hui, les big data sont dominées par des sociétés privées étrangères, dont les intérêts sont avant tout financiers. La question de la propriété et de l’utilisation de ces données est donc très importante. En France, de nombreux programmes publics se développent dans ce domaine. Avec les lois de bioéthique, l’Hexagone s’est doté d’un arsenal juridique, qui interdit aux assurances et aux banques d’avoir accès aux données génétiques. À l’heure actuelle, contrairement aux établissements anglo-saxons, les banques françaises ne peuvent pas réclamer de tests génétiques pour accorder un prêt. Mais le secteur bancaire demande de plus en plus d’informations relatives à la santé, via des questionnaires, et oblige les emprunteurs d’un certain âge à réaliser un examen médical. Par ailleurs, certaines compagnies d’assurance américaines sont déjà en train de constituer d’énormes bases de données médicales. Leur idée étant de proposer des parcours de santé personnalisé, pour traiter les patients avant que les soins à rembourser ne deviennent trop onéreux.

 

Autre tendance de la médecine prédictive : le recours au numérique. Des applications offrent ainsi des outils d'autodiagnostic pour certaines maladies (diabète, maladies hépatiques et visuelles, lire notre reportage). Êtes-vous favorable à ces technologies qui mettent souvent de côté le médecin ?

H.C. : Je ne suis pas contre les outils qui apportent au patient une meilleure prise en charge et une meilleure connaissance de la maladie, ainsi qu’une plus grande liberté. Mais une pathologie ne se résume pas à un facteur biologique ; l’avis d’un professionnel de santé reste essentiel. Les tests de grossesse n’ont d’ailleurs pas fait disparaître les obstétriciens et les gynécologues. Certains tests génétiques, disponibles sur Internet, présentent les résultats sous forme de facteurs de risque, sans aucune précaution psychologique ni explication médicale. C’est pourquoi le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a proposé de développer de nouveaux métiers à l'hôpital : des généticiens pour expliciter les facteurs de risque génétique, des ingénieurs de soins pour assembler les parcours de santé personnalisés, ainsi que des infirmières référentes pour faire le lien entre l'établissement de santé et le patient.

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