Ce médicament pourrait nous protéger en cas d'accident nucléaire

Les essais cliniques ont commencé pour un médicament prometteur conçu pour éliminer les particules radioactives de l'organisme.

De Connie Chang
Publication 2 août 2023, 10:14 CEST

Un masque à gaz est accroché à l'école primaire n° 3 de Pripiat, en Ukraine. Toute la ville a été évacuée le lendemain de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

PHOTOGRAPHIE DE Gerd Ludwig, Nat Geo Image Collection

Lorsque les forces russes ont occupé la centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine voici plus d'un an, chaque camp a accusé l'autre d'imprudence et de sabotage susceptibles d'endommager l’installation et de provoquer un accident nucléaire. Aujourd'hui, après trois décennies de recherche et de développement, des scientifiques testent un médicament qui pourrait aider à éliminer les particules radioactives du corps des victimes exposées si un tel incident se produisait.

La menace d'une contamination radioactive, qu'elle soit due à une guerre ou à un accident dans une centrale nucléaire, a toujours occupé une place importante dans l'imaginaire collectif. La catastrophe de Tchnernobyl, en 1986, a entraîné vingt-huit décès par irradiation aiguë, 350 000 évacuations et des milliers de cas de cancer de la thyroïde. Avant Tchernobyl, le plus grave accident nucléaire avait eu lieu aux États-Unis, dans la centrale de Three Mile Island en Pennsylvanie, mais n'avait pas provoqué de hausse similaire du nombre de cancers

Peu de temps après Three Mile Island, le gouvernement américain a déployé des efforts considérables pour financer la recherche afin de mettre au point de nouvelles contre-mesures médicales contre les menaces nucléaires, explique Rebecca Abergel, chimiste inorganicienne à la fois à l'université de Californie à Berkeley et au Laboratoire national Lawrence-Berkeley. Aujourd'hui, elle et ses collègues du SRI International, un institut de recherche californien, ont entamé les essais cliniques d'un médicament prometteur, l'HOPO 14-1, qui agit sur les substances contaminantes radioactives telles que l'uranium et le plutonium.

Les essais cliniques de phase I permettront de vérifier l'innocuité de l'HOPO 14-1 sur une petite population de sujets humains en bonne santé.

 

LES DIFFÉRENTES FORMES DE RAYONNEMENT

Nous sommes tous exposés aux rayonnements ionisants, un terme général désignant les rayonnements capables d'arracher des électrons aux atomes et aux molécules, car l'univers entier en est imprégné.

La désintégration d'un atome instable libère de l'énergie sous forme de rayonnement. Ce dernier peut lui-même prendre diverses formes, chacune ayant ses propres caractéristiques. Les rayons gamma, par exemple, sont des ondes électromagnétiques qui peuvent pénétrer profondément dans le corps. Ils sont souvent utilisés dans des contextes médicaux tels que l'imagerie ou la cancérothérapie. Le rayonnement alpha, quant à lui, provient de particules d’énergie chargées positivement qui sont éjectées du noyau d'un atome. Notre peau peut arrêter ces dernières, mais lorsque des substances émettant des rayonnements alpha, comme le plutonium, parviennent à pénétrer dans notre corps, elles irradient continuellement les tissus environnants, s'infiltrent dans nos os et détruisent les cellules immunitaires de la moelle osseuse, nous exposant ainsi à un risque d'infection, de cancer et de décès.

Les « bombes sales » ou « dispositifs de dispersion radiologique », par exemple, dispersent des matières radioactives, comme le césium ou l'uranium, qui peuvent être inhalées ou s'infiltrer dans des plaies pénétrantes. Quant aux accidents nucléaires, ils peuvent contaminer l'eau et l'air avec de l'iode et du césium radioactifs.

La nocivité des rayonnements dépend toutefois de la dose et de la durée d'exposition. Une tomodensitométrie représente une exposition d'environ 10 millisieverts. Les personnes qui travaillent régulièrement avec des rayonnements doivent respecter une limite de sécurité de 50 millisieverts par an. Une seule exposition à 4 000 millisieverts de rayonnements ionisants libérés par une explosion est souvent fatale car elle rompt les liaisons dans notre ADN et provoque une défaillance multiviscérale.

La manière dont nous sommes exposés a son importance. Nous pouvons éviter les sources externes de rayonnement, comme les appareils à rayons X, ou encore nous en protéger. La contamination interne, en revanche, doit être éliminée si l’on veut mettre fin à ses effets nocifs.

 

TRAITEMENTS 

Pendant des décennies, les options étaient limitées en cas d'irradiation. L’irradiation par les actinides, métaux lourds radioactifs souvent utilisés dans les armes atomiques et les centrales nucléaires, ne pouvait par exemple être traitée qu'avec une substance chimique appelée diéthylène triamine penta acétique (DTPA). Approuvé dans les années 1960 par la Food and Drug Administration, agence fédérale américaine de contrôle des denrées alimentaires et médicaments, le DTPA est un agent chélateur, c'est-à-dire une molécule qui s’empare des métaux toxiques et les transporte jusqu'aux reins qui les évacuent de l'organisme par les urines.

Le DTPA s’accompagne toutefois de sérieuses mises en garde. Tout d’abord, il ne fonctionne que sur trois actinides : le plutonium, l'américium et le curium. Ensuite, le composé doit être administré rapidement, dans les vingt-quatre heures suivant l'exposition, faute de quoi il perd grandement en efficacité à mesure que les substances contaminantes radioactives se logent dans les tissus et les organes. Enfin, c’est un professionnel de santé qui doit injecter celui-ci par voie intraveineuse, ce qui le rend peu pratique à déployer dans des scénarios impliquant de très nombreuses victimes. Ce qui reste encore plus inquiétant, néanmoins, c'est la tendance du DTPA à s'emparer de minéraux essentiels dont notre corps a besoin, comme le calcium et le zinc.

« L'utilisation prolongée du DTPA peut nuire considérablement à l'équilibre minéral de l'organisme », explique Julian Rees, cofondateur de HOPO Therapeutics, une entreprise qui étudie les usages commerciaux du HOPO 14-1, et ancien post-doctorant de Rebecca Abergel au Laboratoire national Lawrence-Berkeley.

 

INSPIRÉ PAR LA CHIMIE HÔTE-INVITÉ

Pour mettre au point un meilleur agent chélateur pour ces substances radioactives, les scientifiques se sont tournés vers la nature, en particulier vers les bactéries et la manière dont elles transportent le fer.

Ce dernier est un nutriment essentiel pour de nombreux organismes. C'est pourquoi les bactéries ont développé des agents chélateurs très spécifiques pour le capturer. « Lors de l'invasion d'un système hôte-invité, les bactéries envoient des molécules appelées sidérophores, qui capturent le fer, forment avec lui des complexes très stables et le ramènent dans la cellule bactérienne », explique Rebecca Abergel qui est également cofondatrice de HOPO Therapeutics.

Inspirés par ces complexes hôte-invité, Kenneth Raymond et Patricia Durbin, qui ont conseillé Rebecca Abergel lors de ses études à l'université de Californie du campus de Berkeley, se sont appuyés sur les similitudes chimiques entre le fer et les métaux lourds et ont commencé à concevoir des chélateurs il y a une trentaine d’années.

L’HOPO 14-1, le médicament en cours d'essais cliniques, est apparu comme un candidat de premier plan, révélant une affinité avec l'uranium, le neptunium, le plutonium, l'américium et le curium. Certains de ces métaux sont de grande taille, il faut donc qu'un chélateur « puisse les envelopper complètement », explique Rebecca Abergel. Avec quatre « griffes » moléculaires et deux sites de liaison par griffe, l’HOPO 14-1 peut saisir un métal radioactif cible en huit endroits, le fixer fermement et l'envoyer dans l'intestin pour qu'il soit éliminé dans les fèces.

Par ailleurs, le médicament ne semble pas capturer le calcium ou d'autres molécules physiologiques importantes, ce qui le rend moins toxique que le DTPA. Même à une dose cent fois supérieure à la normale, les cellules humaines cultivées en boîte de Pétri continuent de fonctionner et semblent normales.

Contrairement au DPTA, il reste efficace lorsqu'il est administré jusqu'à quarante-huit heures avant ou sept jours après l'exposition aux rayonnements. Il est important d'étendre cette fenêtre car souvent, « après un accident industriel, il peut s'écouler un certain temps avant que nous puissions atteindre les patients », explique David Cassatt, radiobiologiste au sein du Radiation and Nuclear Countermeasures Program de l’Institut national américain de l'allergie et des maladies infectieuses, dans le Maryland.

Sascha Goonewardena, cardiologue à l'université du Michigan et médecin-chercheuse de l'essai clinique de phase I, s’enthousiasme peut-être davantage sur le fait que l’HOPO 14-1 se présente sous la forme d'un comprimé. « C'est une solution plus simple et plus pratique que d'autres actuellement disponibles », indique-t-elle. Les comprimés pourraient par exemple être largués par avion dans les zones contaminées afin que les gens puissent s'administrer eux-mêmes le médicament sans exposer inutilement les premiers intervenants aux radiations.

Rebecca Abergel fait toutefois remarquer que l’HOPO 14-1 ne pourrait pas traiter les victimes d'une explosion nucléaire, comme celle d'Hiroshima, qui seraient soumises à une irradiation externe. Il serait néanmoins utile pour les personnes suffisamment éloignées de l'explosion initiale, mais qui se trouveraient dans le rayon des retombées radioactives.

 

UN MÉDICAMENT POUR LES MÉTAUX RADIOACTIFS OU TOXIQUES

« Il est très gratifiant » d'en être au stade des essais cliniques, déclare Polly Chang, radiobiologiste au SRI International qui collabore fréquemment avec Rebecca Abergel. Le travail préparatoire pour arriver à ce stade s'étend sur des décennies et repose sur des institutions allant des laboratoires universitaires aux instituts de recherche à but non lucratif, en passant par des agences financées par le gouvernement.

L’HOPO 14-1 est un élément essentiel dans le domaine nucléaire, mais il ne s'agit que d'une stratégie parmi d'autres que l’Institut national américain de l'allergie et des maladies infectieuses finance, explique Andrea DiCarlo-Cohen, directrice du Radiation and Nuclear Countermeasures Program. « Le but du programme est que le gouvernement américain soit davantage préparé du point de vue médical » en cas d'accident ou d'attaque nucléaire.

Entre-temps, Julian Rees et Rebecca Abergel répertorient d'autres utilisations de l’HOPO 14-1, notamment comme agent chélateur de métaux non radioactifs, mais néanmoins toxiques, tels que le plomb et le cadmium. Un tiers des enfants dans le monde étant touché par le saturnisme, Julian Rees considère ce problème comme « un énorme besoin non satisfait ».

L'élimination du gadolinium, un ingrédient du produit de contraste utilisé dans les IRM, est un autre usage potentiel du HOPO 14-1. Autrefois considéré comme inoffensif, il a été découvert que le gadolinium pouvait subsister dans les os, le cerveau et d'autres organes, pouvant être ainsi à l'origine de douleurs, de pertes de mémoire et d'autres troubles chroniques. Des tests effectués sur des souris suggèrent que l’HOPO 14-1, administré juste avant ou juste après une IRM, pourrait empêcher jusqu'à 96 % du gadolinium de se déposer dans les organes.

Selon Andrea DiCarlo-Cohen, ce sont ces utilisations plus quotidiennes de l’HOPO 14-1 qui permettront aux États-Unis de disposer de stocks suffisants en cas de besoin. Si l'élimination du gadolinium devient une pratique clinique courante, par exemple, les hôpitaux devront disposer d’HOPO 14-1, juste au cas où.

Pour Ryan Marino, médecin urgentiste et toxicologue médical à l'University Hospitals Cleveland Medical Center, l'arrivée de l’HOPO 14-1 sur le marché ne saurait tarder.

« L'une de mes préoccupations est qu'il n'y a pas toujours de traitements disponibles, ou que ceux-ci peuvent être difficiles à obtenir », déplore Ryan Marino, qui n'a pas participé à la recherche sur l’HOPO 14-1. « Cette molécule pourrait donc changer la donne. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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