Et si l'étude des bactéries pouvait nous aider à lutter contre le cancer ?

De nouvelles études montrent que les bactéries aident les cellules cancéreuses à échapper à la réponse immunitaire de l'organisme. Selon les experts, cette relation pourrait s'avérer d’une importance capitale pour éradiquer le cancer.

De Sanjay Mishra
Publication 26 mai 2023, 09:05 CEST
Un nombre incalculable de bactéries vivent à l'intérieur et à l'extérieur de notre corps, la plupart ...

Un nombre incalculable de bactéries vivent à l'intérieur et à l'extérieur de notre corps, la plupart d'entre elles nous étant bénéfiques. Aujourd'hui, des chercheurs ont découvert que certaines espèces de bactéries protégeaient les cellules cancéreuses. Cette découverte pourrait inspirer de nouvelles stratégies de lutte contre le cancer.

PHOTOGRAPHIE DE Illustration by RUSSELL KIGHTLEY, SCIENCE PHOTO LIBRARY

La plupart des bactéries vivant dans le corps humain lui sont bénéfiques. Cependant, de récentes études montrent que certaines d’entre elles infiltrent les tumeurs, les aidant à croître, à se propager et à devenir plus difficiles à détruire pour le système immunitaire.

Le corps humain contient environ 100 000 milliards de cellules microbiennes, soit presque autant, si ce n'est plus, que le nombre de cellules humaines. Les bactéries constituent la majeure partie de ce microbiome, vivant dans notre ventre, sur notre peau, dans nos voies respiratoires, notre appareil uro-génital, ainsi que dans nos glandes mammaires. Un certain nombre d'études récentes ont révélé que les bactéries étaient également présentes dans une grande variété de tumeurs, où elles vivent non seulement entre les cellules, mais aussi à l'intérieur de celles-ci. Les scientifiques pensaient que les bactéries profitaient d'un environnement favorable à leur croissance, ils ne s’imaginaient pas qu’elles pouvaient jouer un rôle dans le pronostic du cancer.

Une étude publiée récemment dans la revue Nature montre que les bactéries présentes dans les tumeurs des muqueuses buccales, du côlon et du rectum peuvent directement favoriser le cancer en supprimant la réponse immunitaire humaine et en aidant les cellules cancéreuses à proliférer plus rapidement. Une étude connexe publiée dans la revue Cell Reports révèle que certains médicaments anticancéreux, tels que le 5-fluorouracile, pourraient être efficaces car ils tuent également les bactéries favorisant le développement de la tumeur.

« Nos données suggèrent que les bactéries ne sont pas des spectatrices innocentes, elles façonnent l'écosystème des zones tumorales où elles se trouvent », explique Susan Bullman, microbiologiste au Fred Hutchinson Cancer Center de Seattle qui a dirigé les deux études. « Les bactéries font partie intégrante du microenvironnement tumoral. »

Jennifer Wargo, chirurgienne oncologue au MD Anderson Cancer Center de l'Université du Texas à Houston, explique que les études précédentes montrant qu'il pouvait y avoir des bactéries et d'autres microbes dans les tumeurs ont suscité beaucoup de scepticisme. En 2017, elle a découvert que si les patients atteints de mélanome disposaient d’une population plus diversifiée ou d’une abondance de « bonnes » bactéries dans leurs intestins, ils répondaient mieux à l'immunothérapie.

« Nous trouvons même des microbes dans les tumeurs cérébrales. Comment ont-ils pu arriver jusque là ? »

La nouvelle étude sur les tumeurs des muqueuses buccales, du côlon et du rectum « montre de manière assez concluante que les microbes sont non seulement présents dans les tumeurs, mais qu'ils peuvent aussi se trouver dans les cellules cancéreuses, et même dans les cellules immunitaires », déclare Jennifer Wargo qui dirige la Platform for Innovative Microbiome and Translational Research, plateforme pour la recherche translationnelle et sur le microbiome, au MD Anderson Cancer Center.

Cette étude montre que les bactéries et les tumeurs coexistent et coopèrent pour favoriser la progression du cancer, la localisation des bactéries étant un facteur important, explique Toni Choueiri, oncologue au Dana-Farber Cancer Institute de Boston qui a dirigé les essais de nombreux traitements contre les cancers génito-urinaires et du rein aujourd'hui autorisés. Il ajoute que les études de Susan Bullman devraient contribuer à convaincre les scientifiques que la présence de bactéries dans les tumeurs n'est peut-être pas du tout le fruit du hasard.

Ces deux études suggèrent que la compréhension de la relation entre les tumeurs et les microbes y résidant pourrait être déterminante pour combattre et éliminer certains cancers.

 

LES BACTÉRIES PEUVENT FAVORISER OU ENTRAVER LE DÉVELOPPEMENT DU CANCER

À la fin du 19e siècle, les physiciens allemands Wilhelm Busch et Friedrich Fehleisen ont constaté indépendamment que les tumeurs des patients diminuaient parfois après une poussée de dermo-hypodermite aiguë non nécrosante (anciennement appelée érysipèle), infection cutanée déclenchée par les bactéries de types streptocoques. Depuis lors, on soupçonne les bactéries d'influer d'une manière ou d'une autre sur l'évolution des cancers. Après des dizaines d'observations de ce type, William Coley a mis au point un mélange de bactéries tuées par la chaleur, appelé « toxines de Coley », pour traiter les patients atteints d'ostéosarcome, avec un succès limité cependant. Ce mélange a depuis été abandonné car il comportait des risques d'infection mortelle.

Contrairement au streptocoque responsable de l'érysipèle et qui permettait de lutter contre les tumeurs, la bactérie Helicobacter pylori est classée comme cancérigène car certains scientifiques pensent qu'elle provoque des tumeurs de l’estomac. Ce point est toutefois vivement débattu.

En suivant ces pistes, Susan Bullman a découvert dans une étude de 2017 publiée dans la revue Science que Fusobacterium nucleatum et d'autres bactéries étaient présentes non seulement dans les tumeurs primitives de la muqueuse du côlon, mais aussi dans les métastases, des cellules cancéreuses qui se sont propagées loin de la tumeur primitive.

Lorsque Susan Bullman a greffé chez des souris la tumeur d'un patient contenant Fusobacterium et leur a administré des antibiotiques, cela a non seulement tué la bactérie mais également réduit la taille de la tumeur, ce qui montre que Fusobacterium est en quelque sorte associée au développement et à la résistance du cancer

« Il y a plus de dix ans, les progrès et l'accessibilité des technologies de séquençage avaient laissé entrevoir la possibilité que des communautés bactériennes résidaient dans les tissus tumoraux humains », explique Susan Bullman. « Mais on ne savait pas grand-chose sur la manière dont ces microbes étaient arrivés là et ce qu'ils y faisaient. Nous ne disposions pas d'outils ou de technologies nous permettant d'étudier cette composante de la tumeur ».

 

DES MÉDICAMENTS QUI TUENT LES MICROBES ET DÉTRUISENT LES TUMEURS

Si les bactéries contribuent à l'apparition ou au développement du cancer, Susan Bullman a pensé que le fait de cibler les microbes pourrait aider à traiter et éventuellement prévenir les cancers. Personne ne savait néanmoins comment les bactéries pouvaient façonner le microenvironnement de la cellule tumorale.

Pour le découvrir, elle a fait équipe avec Christopher Johnston, microbiologiste moléculaire au Fred Hutchinson Cancer Center. Ils se sont concentrés sur deux types de tumeurs de la muqueuse buccale et du côlon, les bactéries étant déjà impliquées dans leur développement.

Leur équipe a prélevé des échantillons de tumeurs sur onze patients et divisé chaque échantillon en quatre morceaux de tissu. Ils ont utilisé une méthode normalisée appelée analyse des séquences d’ARN ribosomiques (ARNr) 16S pour identifier et caractériser toutes les bactéries présentes dans les échantillons de tumeurs. Fusobacterium était la plus répandue.

Cependant, lorsque les scientifiques ont examiné les tranches de tissu tumoral à l'aide de méthodes à plus haute résolution, ils ont découvert que les bactéries n'étaient pas réparties uniformément dans les tumeurs. La plupart des patients présentaient même une distribution très inégale des bactéries dans le tissu tumoral.

« Nous avons observé des zones de concentration bactérienne », explique Christopher Johnston.

Ils ont constaté que les zones tumorales contenant des bactéries étaient généralement plus immunodéprimées que celles exemptes. Les parties de la tumeur contenant le plus de bactéries possédaient moins de vaisseaux sanguins, moins de cellules immunitaires, appelées lymphocytes T, qui éliminent le cancer, et plus de cellules myéloïdes qui favorisent la croissance de la tumeur en supprimant l'immunité. Les cellules cancéreuses des zones de concentration bactérienne étaient davantage capables de proliférer et de migrer.

Pour confirmer leurs observations selon lesquelles les infections bactériennes facilitaient directement la progression du cancer et aidaient la tumeur à échapper au système immunitaire, les scientifiques ont infecté des cellules cancéreuses provenant d’une tumeur de la muqueuse du côlon d'un patient. Ils les ont ensuite cultivées en laboratoire pour former des boules de cellules, appelées sphéroïdes tumoraux, qui imitent une tumeur.

« En présence de Fusobacterium, les cellules cancéreuses ont davantage migré, ce qui leur a permis de s'éloigner de la tumeur primitive », explique Susan Bullman.

L'infection bactérienne a également piégé les neutrophiles, les leucocytes qui protègent l'organisme des infections, au centre des sphéroïdes tumoraux infectés. Cela aiderait les cellules cancéreuses à échapper aux lymphocytes T, explique Susan Bullman. En présence de bactéries, les cellules tumorales ont également migré en tant que cellules isolées, les entraînant avec elles. Ces résultats sont similaires à ceux de l'étude précédente de Susan Bullman qui avait montré que Fusobacterium nucleatum était souvent présente dans les métastases du cancer colorectal.

« Les microbes sont bénéfiques aux cellules cancéreuses », explique Christopher Johnston. « Il existe des interactions entre les microbes qui aident les cellules cancéreuses à survivre et à évoluer vers des états qui sont globalement mauvais pour le patient ». Non seulement les bactéries aident les cellules cancéreuses à échapper à la réponse immunitaire, mais elles désagrègent ou neutralisent les agents chimiothérapeutiques censés tuer ces dernières, poursuit-il.

Les études de Susan Bullman ne portent que sur deux types de tumeurs et un petit nombre de patients, mais Jennifer Wargo espère que des efforts plus importants permettront un jour de faire passer les résultats du laboratoire à la clinique.

Jusqu'à présent, l'étude de Susan Bullman montre que 15 % des 1 846 composés bioactifs sélectionnés capables de tuer Fusobacteriumnucleatum et d'autres microbes pourraient également servir d’agents chimiothérapeutiques contre le cancer. Cela suggère que l’efficacité des substances existantes, anticancéreuses ou antimicrobiennes, peuvent être réévaluées en ciblant spécifiquement les bactéries vivant dans les tumeurs.

Nous pouvons éliminer ou moduler ces microbes associés aux tumeurs, explique Susan Bullman. La découverte selon laquelle les bactéries présentes dans les tumeurs empêcheraient le système immunitaire de détruire les cellules cancéreuses et favoriseraient la propagation du cancer « est en fait une très bonne nouvelle ».

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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