Les eaux usées, outil essentiel dans le suivi des épidémies

Cette méthode d'analyse des eaux usées destinée à suivre la présence d'agents pathogènes a permis de limiter les dégâts de plusieurs épidémies, et est désormais utilisée pour anticiper les flambées de COVID-19.

De Priyanka Runwal
Publication 4 juil. 2022, 18:00 CEST
Un chimiste analytique tient un tube contenant un échantillon d'eau usée.

Un chimiste analytique tient un tube contenant un échantillon d'eau usée.

PHOTOGRAPHIE DE M. Scott Brauer, Redux

CICERO, ILLINOIS – Une odeur nauséabonde m’envahit dès que je pénètre dans le bâtiment de dégrillage fin de la station d’épuration de Stickney, l’une des plus grandes installations de traitement des eaux usées du monde, située tout près de Chicago. Dans ce bâtiment en briques à l’allure industrielle, avec ses tuyaux apparents, ses bandes transporteuses et ses machines encombrantes, se trouvent des cavités qui transportent des eaux usées brutes, provenant pour la plupart d’habitations, qui seront filtrées pour en retirer le plastique, les morceaux de tissus, les métaux et autres débris.

À côté de moi, le directeur des opérations, Joe Cummings, guette un ronflement. « Vous allez entendre le son de la pompe », me dit-il. En effet, toutes les cinq minutes, un fin tuyau d’aspiration extrait cinq cuillères à soupe d’eaux usées non traitées, troubles et gris foncé. Chaque jour, cet échantillonneur automatique déversera les eaux usées brutes dans un bocal en plastique de 19 litres. Les biologistes de l’équipe testeront ensuite le contenu du bocal pour y déceler des minéraux ou des composés toxiques qui pourraient nuire aux microbes qui sont nécessaires au nettoyage et au traitement des eaux usées, avant leur rejet dans le canal sanitaire de Chicago.

Depuis mars 2020, date du début de la pandémie de COVID-19, les scientifiques utilisent également ces échantillons d’eaux usées non traitées pour rechercher des fragments du virus SARS-CoV-2 excrétés dans les matières fécales des personnes infectées, ce qui leur permet de donner des alertes précoces sur les flambées épidémiques qui arrivent. En général, les niveaux de virus augmentent pendant quatre à six jours environ dans les eaux usées d’une région avant que celle-ci ne connaisse une recrudescence des cas cliniques. Les communautés et les professionnels de santé peuvent donc utiliser les données relatives aux eaux usées pour anticiper les rebonds locaux, et intensifier les efforts de tests et de vaccination.

Les premiers travaux ont été si fructueux qu’en septembre 2020, les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) des États-Unis ont établi un système national de surveillance des eaux usées, en collaborant avec des dizaines d’usines de traitement à travers le pays et en finançant la surveillance des eaux usées pour le SARS-CoV-2. En février 2022, les fonds des CDC soutenaient des programmes dans plus de 400 sites répartis dans 37 États, 4 villes et 2 territoires, même si l’ampleur reste inégale. Selon Amy Kirby, cheffe de projet aux CDC, le financement étant garanti jusqu’en 2025, l’objectif est d’atteindre les cinquante États et d’étendre la collecte de données à d’autres virus tels que la grippe et les norovirus, à la bactérie d’origine alimentaire Escherichia coli, aux bactéries devenues résistantes aux antibiotiques et au champignon pathogène Candida auris.

Au départ, les responsables de la santé publique étaient sceptiques quant aux efforts visant à surveiller les eaux usées pour détecter le SARS-CoV-2, note Rachel Poretsky, écologiste microbienne à l’université de l’Illinois à Chicago. Certains craignaient que les produits chimiques présents dans les eaux usées ne dégradent le matériel génétique du virus, tandis que d’autres doutaient qu’il soit possible de séquencer du matériel viral distinct provenant des eaux usées.

Poretsky et d’autres scientifiques ont prouvé qu’ils avaient tort. Grâce à une subvention indépendante, elle et ses collègues ont travaillé avec le département de la santé publique de Chicago pour détecter et quantifier le SARS-CoV-2 à Stickney et dans quelques autres stations d’épuration de la région. « Lorsque nous avons pu montrer que les données [provenant des eaux usées] reflétaient ce qui nous observions en milieu clinique, ou comblaient les lacunes de notre infrastructure de santé publique, les gens ont commencé à s’y fier un peu plus », raconte-t-elle.

La virologue Heléne Norder, de l’université de Göteborg en Suède, compte parmi les scientifiques qui, depuis des années, font avancer la recherche sur la surveillance des eaux usées. Grâce à l’amélioration des outils de séquençage moléculaire, les scientifiques avaient déjà identifié le virus de la grippe A, les rotavirus, les adénovirus, le virus Aichi et les astrovirus dans les eaux usées. Mais selon elle, il a souvent été difficile d’obtenir des fonds et de faire en sorte que ses recherches soient prises au sérieux. Du moins jusqu’à maintenant.

« Malheureusement, il a fallu une pandémie pour que l’on prenne conscience de l’importance et de l’intérêt de ce domaine de recherche », s’attriste Arjun Venkatesan, chimiste de l’environnement à l’université Stony Brook de New York.

 

UNE LONGUE HISTOIRE

L’une des premières réussites en matière de détection d’agents pathogènes dans les égouts a eu lieu à Belfast, en Irlande du Nord, qui a connu des épidémies dévastatrices de fièvre typhoïde au 19e siècle. La maladie se propageait par l’ingestion des aliments ou de l’eau contaminés par la bactérie Salmonella typhi, que l’on retrouvait dans les matières fécales des personnes infectées. Même après la fin de l’épidémie, les porteurs chroniques asymptomatiques ont continué à excréter des bactéries dans leurs selles pendant des années. Mais à l’époque, les scientifiques avaient du mal à prouver que la contamination par les eaux usées pouvait être responsable des épidémies.

Puis, en 1928, William James Wilson, professeur d’hygiène et de santé publique à la Queen’s University en Irlande du Nord, a utilisé une nouvelle technique de culture sur des échantillons d’eaux usées qui étaient en route vers les bassins de sédimentation de Belfast. Il a pu isoler vingt-et-une souches de Salmonella typhi à partir des échantillons, apportant ainsi la preuve directe que les eaux usées étaient porteuses de l’agent pathogène.

De la même manière, James Allan Gray, de l’université d’Édimbourg, a confirmé la présence de Salmonella paratyphi, une bactérie qui provoque une fièvre typhoïde moins grave appelée fièvre paratyphoïde, dans sept de vingt échantillons d’eaux usées prélevés à Édimbourg en 1929. Et aux États-Unis, le virologue John Paul, de l’école de médecine de Yale, a confirmé avec ses collègues la présence du virus de la polio en infectant des singes avec des échantillons d’eaux usées prélevés en 1939 à Charleston, en Caroline du Sud, où un nombre anormalement élevé de cas de polio avait été enregistré.

Dans les années qui ont suivi, les scientifiques ont exploré le contrôle des eaux usées comme outil de surveillance de la santé publique. Israël, par exemple, n’avait plus eu de cas de polio depuis six ans lorsqu’une épidémie survenue en 1988 a laissé quinze personnes paralysées. L’échantillonnage a montré que les égouts à ciel ouvert étaient une source potentielle d’exposition au virus. Depuis lors, vingt-cinq à trente sites en Israël et dans les territoires palestiniens adjacents prélèvent mensuellement des échantillons d’eaux usées afin de détecter le poliovirus avant l’apparition de cas symptomatiques dans la population. Cette surveillance a permis aux autorités israéliennes de repérer la « circulation silencieuse » du poliovirus sauvage dans les égouts du pays en 2013, ce qui a déclenché des efforts de vaccination de masse. Au cours des vingt dernières années environ, plus de vingt pays ont adopté la même approche.

Les scientifiques ont également été en mesure d’utiliser les eaux usées non traitées pour repérer d’autres épidémies virales avant que des personnes ne soient contaminées. En Suède, Norder et ses collègues ont enregistré un pic de norovirus en 2013 dans des échantillons au moins deux semaines avant que la plupart des patients infectés ne soient diagnostiqués dans les hôpitaux et les centres de soins pour personnes âgées de Göteborg. Ils ont également détecté certaines souches du virus de l’hépatite A dans les eaux usées quelques semaines avant les cas cliniques signalés.

Cependant, dans de nombreux pays et régions, la surveillance systématique des stations d’épuration a longtemps fait défaut, mais cela pourrait changer grâce au COVID-19.

 

À LA RECHERCHE DU COVID-19

Début 2020, des scientifiques chinois ont confirmé la présence de matériel génétique du SARS-CoV-2 dans des échantillons de selles d’un patient infecté. Peu après, des chercheurs néerlandais ont signalé la présence d’ARN viral dans les eaux usées de leur pays.

À la station de traitement des eaux usées d’Amersfoort, dans le centre des Pays-Bas, des fragments d’ARN du SARS-CoV-2 ont été trouvés dans de l’eau non traitée, six jours avant que les premiers cas du pays ne soient signalés en mars 2020. Ces fragments sont devenus plus abondants à mesure que le nombre de personnes atteintes du COVID-19 augmentait. Les chercheurs ont donc proposé une surveillance des eaux usées pour fournir des preuves de la présence et de la circulation du SARS-CoV-2 dans leur population. Cela est particulièrement utile lorsque de nombreuses infections peuvent être légères ou asymptomatiques, ou que les tests ne sont pas facilement accessibles.

Rolf Halden, ingénieur en environnement à l’université d’État de l’Arizona, n’a pas tardé à s’en rendre compte. Depuis 2018, Halden et ses collègues utilisaient la surveillance des eaux usées pour suivre la consommation d’opioïdes dans la ville de Tempe, et tenait la population informée tous les mois par le biais d’un tableau de bord en ligne. La grippe était la prochaine sur leur liste, mais ils ont rapidement changé de cap pour rechercher le SARS-CoV-2 lorsque la pandémie a frappé. En mai 2020, son équipe a identifié un foyer d’infection à Guadalupe, une ville à prédominance hispanique et amérindienne où les tests étaient insuffisants, ce qui a déclenché une réaction rapide des agents de santé locaux.

Cette analyse a donné des résultats similaires dans des universités. En août 2020, une équipe de scientifiques de l’université d’Arizona a détecté du matériel génétique du SARS-CoV-2 dans les eaux usées d’une résidence universitaire, ce qui a entraîné l'organisation immédiate de tests, et a permis d’identifier deux étudiants qui étaient asymptomatiques, et qui ont donc été isolés.

Entre novembre 2020 et avril 2021, une étude utilisant les données de la ville de New York a identifié une tendance similaire dans les variations des nouveaux cas de COVID-19 et des niveaux de virus dans les quatorze stations d’épuration de la ville. Et en novembre 2021, des preuves de la présence d’Omicron ont été trouvées dans les eaux usées quelques jours au moins avant que le premier cas ne soit cliniquement identifié.

À mesure qu’Omicron a pris le pas sur le variant Delta aux États-Unis, les responsables de la santé publique ont utilisé les données relatives aux eaux usées pour décider du moment où il convenait d’interrompre des traitements tels que deux anticorps monoclonaux qui n’étaient pas efficaces contre le nouveau variant, explique l’ingénieure en environnement Colleen Naughton, de l’université de Californie à Merced, qui suit les efforts de surveillance des eaux usées du SARS-CoV-2 dans le monde entier.

Les experts soulignent que la surveillance des eaux usées ne peut remplacer des programmes de tests adaptés. Il est difficile d’évaluer la quantité absolue d’ARN viral dans une population à partir de ce type d’échantillon.

« Il est tout simplement trop compliqué de relier la quantité de virus au nombre de personnes susceptibles d’être infectées », explique Poretsky. Pour ce faire, nous devons plutôt savoir combien de personnes excrètent le virus et pendant combien de temps, ce qui peut varier en fonction du variant, de la trajectoire de l’infection et du statut vaccinal des personnes.

« Même avec ces limites, la surveillance des eaux usées peut être très utile », ajoute Kirby.

 

L’AVENIR DE CETTE MÉTHODE

C’est pourquoi de nombreux experts du domaine sont aujourd’hui ravis de l’engagement pris par les CDC destiné à étendre la surveillance des eaux usées au-delà du SARS-CoV-2. Mais les détails concernant l’effort et l’ampleur de la surveillance doivent encore être définis.

Par exemple, de nombreuses stations d’épuration prélèvent des échantillons deux fois par semaine pour des tests en lien avec le SARS-CoV-2. Ce niveau d’analyse n’est peut-être pas nécessaire pour les agents pathogènes qui n’évoluent pas aussi rapidement. De même, certaines maladies peuvent être saisonnières et ne pas nécessiter de tests tout au long de l’année, tandis que d’autres seront plus pertinentes dans certaines régions que d’autres.

Certains scientifiques proposent une approche globale qui permettra d’examiner toute la diversité des virus présents dans les égouts urbains du monde entier. Il s’agirait d’échantillonner de manière répétée les mêmes égouts pendant des années afin d’identifier les virus typiques de cette région, et d’intervenir lorsque cette composition change.

« Selon la fréquence de certaines mutations ou de certains virus dans un échantillon par rapport à la diversité mondiale, nous pourrions trouver quelque chose qui se distingue au niveau local », explique Marion Koopmans, virologue au centre médical de l’université Érasme aux Pays-Bas. Néanmoins, selon elle, les outils permettant d’identifier facilement les virus inconnus dans un échantillon ne sont pas encore tout à fait au point. En outre, il pourrait être difficile de distinguer les virus humains des virus animaux et végétaux dans les échantillons contenant de nouveaux microbes.

Au-delà des obstacles technologiques, la surveillance des eaux usées soulève des problèmes d’éthique et de respect de la vie privée, en particulier si la surveillance s’effectue à une échelle plus locale que communautaire. « C’est comme si l’on fouillait la poubelle de son voisin », explique Venkatesan.

En dehors d’une épidémie grave, remonter la piste d’une maladie ou de l’utilisation de certains médicaments jusqu’à un individu ou un quartier pourrait entraîner une stigmatisation. De plus, réaliser ce travail sans collaborer avec la communauté pourrait mettre en péril sa confiance. « Nous avons une bonne compréhension des lignes éthiques en ce qui concerne les questions cliniques, mais il n’existe pas de directives similaires pour les échantillons environnementaux », explique Kirby.

Cette question est d’autant plus importante que l’on s’intéresse de plus en plus à l’archivage de ces échantillons, au cas où il serait nécessaire de retracer l’origine des épidémies à l’arrivée de certains agents pathogènes.

En attendant, les efforts de surveillance continuent d’évoluer. Avec la récente recrudescence des cas de variole du singe aux États-Unis, Poretsky a commencé à chercher des preuves de la présence du virus dans les eaux usées de la région de Chicago. « Nous ne savons pas quelle est l’ampleur de la maladie, si elle se propage, ni combien de temps elle a pu être présente avant que nous ne commencions à rechercher des cas cliniques », constate-t-elle. Mais les eaux usées pourraient peut-être fournir quelques indices.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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