La schadenfreude, ou le plaisir d'observer le malheur des autres

L'expression allemande "schadenfreude" définit la joie que l'on ressent face au malheur d'autrui. Des experts ont tenté d'expliquer ce phénomène, qui semble de plus en plus courant depuis la pandémie et l'avènement des réseaux sociaux.

De Daryl Austin
Publication 27 juil. 2023, 09:18 CEST
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La schadenfreude, le sentiment de joie que l'on peut ressentir face au malheur des autres, est très répandue de nos jours. Selon les experts, trois facteurs peuvent expliquer pourquoi cette émotion est de plus en plus fréquente chez de larges pans de la population.

PHOTOGRAPHIE DE Kirn Vintage Stock, Corbis via Getty Images

Lorsqu’une galeriste de Manhattan s’est intéressée à ses œuvres après les avoir découvertes sur Instagram, Paul Weiner a cru que sa carrière allait enfin décoller. « Au début, je pensais qu’elle s’intéressait à mon travail, mais ses intentions n’ont pas tardé à se révéler », se souvient Weiner, qui faisait alors du couchsurfing à Brooklyn pour pouvoir se loger. Après leur rencontre, l’attention de la marchande d’art n’a pas tardé à se détourner de son travail, et à se rediriger vers les difficultés que l’artiste rencontrait pour acheter son matériel de peinture, ou encore pour payer ses soins dentaires. « Elle prenait du plaisir à m’entendre parler de mon malheur. Elle voulait toujours entendre de nouvelles histoires liées à mes difficultés. »

Bien qu’il n’ait alors pas su comment le qualifier, le comportement dont Weiner a été victime est connu sous le nom de « schadenfreude » : une expression allemande qui définit le plaisir malsain que l’on peut ressentir face au malheur des autres. 

Cette émotion n’est pas nouvelle. Par exemple, un vieux dicton japonais dit que « le malheur des autres a un goût de miel », et Friedrich Nietzsche, philosophe du 19e siècle, affirmait que « voir les autres souffrir fait du bien ». Selon des chercheurs des universités Johns Hopkins, Columbia, Berkeley Haas et Harvard, trois facteurs sont aujourd’hui à l’origine de cette émotion, qui est de plus en plus fréquente dans de larges pans de la population : la surproduction de travailleurs d’élite, un sujet abordé par The Atlantic le mois dernier, les réactions personnelles face à la pandémie, et l’utilisation sans entrave des réseaux sociaux.

« La schadenfreude existe toujours, mais son importance varie en fonction de la prévalence des émotions qui poussent les personnes à la ressentir en premier lieu », explique Silvia Montiglio, professeure à l’Université Johns Hopkins et conférencière spécialiste de la schadenfreude. 

Cette émotion découle souvent d’un sentiment d’injustice, de supériorité morale, de jalousie, ou de l’idée selon laquelle quelqu’un « mériterait » ce qui lui arrive, poursuit Montiglio. C’est pourquoi nous sommes susceptibles de sourire lorsque le collègue que nous envions se fait réprimander par le patron, ou de rire lorsque la personne qui nous a dépassés à toute vitesse sur l’autoroute se fait arrêter sur le bas-côté par la police. La schadenfreude explique également pourquoi de nombreux internautes ont ri après avoir appris que les quatre riches passagers à bord du submersible Titan avaient disparu dans les profondeurs le mois dernier. « Les hiérarchies sociales sont depuis longtemps des terrains propices à la schadenfreude. »

 

LE SYSTÈME DE SURPRODUCTION DES ÉLITES

Des recherches publiées récemment indiquent que les « comparaisons ascendantes », souvent entre les pauvres et les riches, contribuent fréquemment à la schadenfreude. Pourtant, cette émotion s’avère également de plus en plus courante entre les personnes appartenant à un même rang social. Dans The Atlantic, Peter Turchin, chercheur à l’Université d’Oxford, suggère que la « surproduction d’élite » se produit « lorsqu’une société produit trop de super-riches et de personnes ultra-éduquées, mais pas assez de postes d’élite pour satisfaire leurs ambitions. » Il s’agirait même, selon le chercheur, de l’un des deux facteurs à l’origine de l’effondrement de certaines sociétés à travers l’Histoire ; un modèle qui serait en train de se reproduire aujourd’hui.

Pour Montiglio, le sentiment de schadenfreude est en effet plus répandu de nos jours, et le marché de l’emploi actuel, plus compétitif que tout ce qu’elle a pu observer par le passé, y est pour quelque chose. Dans un tel système, si nous apprenons qu’un collègue n’a pas été retenu pour une promotion, nous pensons que nos propres chances de l’obtenir se voient augmenter, ce qui peut provoquer un certain plaisir face à l’échec des autres.

 

LES EFFETS DE LA PANDÉMIE DE COVID-19

Le COVID-19 constitue un autre facteur important de l’augmentation de la schadenfreude. « La pandémie a provoqué un dangereux mélange de supériorité morale, de vantardise, et de graves souffrances et malheurs liés à la maladie », explique Montiglio. La schadenfreude peut probablement expliquer pourquoi tant de personnes se sont réjouies lorsque des personnes non vaccinées contractaient le virus, et à l’inverse, lorsque les personnes vaccinées et masquées tombaient malades malgré ces précautions.

Julia Garcia, mère de deux enfants originaire de San Jose, en Californie, a été confrontée à ce genre de sentiments conflictuels lorsque son cousin a contracté le COVID-19. « Il s’était montré si arrogant sur Facebook, il affirmait qu’il n’avait pas besoin du vaccin », se rappelle-t-elle. L’homme se moquait ouvertement des membres de sa famille qui avaient souhaité se faire vacciner, et soutenait que les médias exagéraient l’importance du virus. « Lorsqu’il a fini par tomber malade, j’étais plutôt contente », admet Mme Garcia. « Ce n’est que lorsqu’il a dû aller à l’hôpital et qu’il est tombé gravement malade que je me suis sentie gênée d’avoir ressenti ça. »

Cette histoire évoque également ce qui semble de nos jours être le moteur le plus important du sentiment de schadenfreude : les réseaux sociaux.

 

LES RÉSEAUX SOCIAUX : ENTRE COMPARAISONS ET JALOUSIE

Colin Leach, psychologue à l’Université de Columbia et auteur d’études relatives à la schadenfreude, explique que le plaisir que nous ressentons face au malheur d’autrui est d’autant plus fort lorsque nous n’aimons pas la personne, mais insiste aussi sur le fait que les réseaux sociaux favorisent ces émotions négatives.

En effet, les réseaux sociaux encouragent les comparaisons et les jalousies. « L’envie alimente la schadenfreude plus que n’importe quelle autre émotion », affirme Montiglio. De plus, de nombreuses personnes utilisent ces plateformes comme outils d’information et, selon certaines études, sont ainsi régulièrement confrontées aux malheurs de la vie des autres.

Les tentatives politiques visant à instrumentaliser la schadenfreude dans le but d’exploiter et influencer les idéologies de la population s’avèrent souvent efficaces, car lorsque l’on alimente cette émotion, il peut parfois être plus gratifiant de constater l’échec d’un membre d’une autre équipe que la réussite d’un membre de sa propre équipe. « Je crois que les élections [américaines] de 2020 l’ont bien prouvé », indique Sa-kiera Hudson, professeure adjointe à la Berkeley Haas de l’Université de Californie, qui a publié des travaux de recherche sur le sujet. « Il peut parfois être plus motivant de nuire à un groupe externe que d’aider un groupe interne. »

 

UN SENTIMENT À COMBATTRE

En plus d’aggraver les divisions croissantes au sein de la société, le plus souvent, la schadenfreude nuit également à l’individu qui la ressent. Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer a un jour qualifié la schadenfreude de « signe infaillible d’un cœur profondément mauvais ».

« Au fond, la schadenfreude est un mépris cruel envers l’humanité d’autrui », selon Leach. Pour y remédier, il est essentiel de se mettre à la place de l’autre. « La réponse la plus bienveillante au malheur des autres, c’est la sympathie, qui peut elle-même découler de l’empathie. » Hudson, qui partage cet avis, recommande d’éviter toute personne ou tout lieu qui instrumentalise cette émotion négative, encourage les comparaisons sociales, ou demande à ses adeptes de voir le monde comme un endroit où la seule façon de gagner est de voir les autres échouer. « Il nous faut créer un espace où tout le monde peut gagner. Ainsi, la schadenfreude aura moins de chances de se manifester. »

Si vous ressentez de la schadenfreude et souhaitez la combattre, Leach soutient qu’il est important de reconnaître que cette émotion est souvent alimentée par un sentiment personnel d’inadéquation, « et qu’il peut donc être utile de ne plus lier les sentiments que nous avons envers nous-mêmes à notre réaction face à la fortune des autres ».

En outre, le psychologue conseille de remettre en question les croyances personnelles qui nous encouragent à estimer que quelqu’un qui subit un malheur l’a « bien cherché ». « Lorsque nous affirmons qu’un malheur est juste, nous devons être sûrs qu’il l’est vraiment, et que nous ne disons pas ça seulement parce que nous sommes contents de voir cette personne être "remise à sa place". »

Si vous ne vous en sentez pas encore capables, assurez-vous au moins de garder la joie que vous ressentez pour vous, recommande Siegel. « Si votre sentiment de schadenfreude vous dérange, c’est un bon signe. C’est lorsque l’on se réjouit de la douleur d’autrui sans se poser de question que cela s’apparente à de la cruauté. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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