L'intuition des médecins surpasse les modèles prédictifs de l'intelligence artificielle

L’intelligence artificielle pourrait bientôt aider à analyser et à diagnostiquer les patients, mais selon certains spécialistes, celle-ci ne peut égaler l’intuition d’un professionnel expérimenté.

De Stacey Colino
Publication 12 janv. 2024, 10:32 CET
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Dans une étude publiée en 2023, des chercheurs ont constaté que le jugement intuitif des chirurgiens surpasse les modèles prédictifs quand il s’agit de pronostiquer l’éventualité de complications post-opératoires chez les patients.

PHOTOGRAPHIE DE O. Louis Mazzatenta, Nat Geo Image Collection

Dans le monde médical, l’intuition clinique se voit enfin accorder le respect qu’elle mérite.

Qu’on l’appelle instinct, sixième sens ou fort pressentiment, de nouvelles recherches suggèrent l’existence d’un processus mêlant des jugements et perceptions rapides qui se produisent en dehors du savoir conscient ; une façon de savoir quelque chose sans savoir que vous le savez. La valeur de l’intuition clinique en médecine est actuellement en train d’être étudiée et devient de plus en plus pertinente à mesure que croît l’intérêt pour le développement de systèmes d’intelligence artificielle capables d’analyser des données médicales pour diagnostiquer ou traiter des patients.

Une étude parue en 2023 dans la revue Journal of Clinical Medicine a montré que l’intuition clinique de physiothérapeutes concernant le pronostic de récupération fonctionnelle chez des patients sujets à des troubles dus à un traumatisme cervical était étroitement liée à l’évolution de la convalescence des patients après leur accident. Une autre étude, publiée en 2023 dans la revue Journal of the American College of Surgeonsa conclu que, contrairement à l’utilisation isolée de données cliniques (par exemple les comorbidités et facteurs de risques d’un patient),  « l’intuition préopératoire du chirurgien constitue à elle seule un indicateur indépendant de l’issue pour le patient ».

« Il s’agit d’un processus cognitif. L’intuition clinique est affaire d’expertise, de connaissances et de reconnaissance de motifs qui s’accumulent avec l’expérience. L’esprit assemble des informations en tous genres et les met en ordre pour pouvoir déclarer "Cette personne est vraiment malade"… ou pas », explique Meredith Vanstone, maître de conférences du département de médecine généraliste de l’Université McMaster à Hamilton, dans l’Ontario, qui fait également des recherches sur l’intuition clinique.

Étant donné la profondeur de ce processus cognitif, certains experts doutent que l’intelligence artificielle puisse prendre des décisions médicales aussi bien qu’un médecin humain.

« En accumulant des années d’interactions avec les patients et des milliers de cas, ces intuitions deviennent une sorte de résumé de toutes les expériences auxquelles ils ont été confrontés », observe Mohammed Ghassemi, qui effectue des recherches sur la prise de décisions médicales et l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le milieu de la santé à l’Université d’État du Michigan. « Les cliniciens peuvent observer différentes choses qui ne sont pas toujours captées ou exprimées par les machines. » Parmi ces détails qui échappent à la machine peuvent figurer l’apparence et le comportement du patient, par exemple la posture de la personne, ses expressions faciales et ses réponses verbales à des questions.

 

L’INTUITION CLINIQUE

Certains professionnels de santé ont davantage recours à l’intuition que d’autres. Dans une étude parue dans la revue Health Psychology and Behavioral Medicine, des chercheurs ont découvert que les médecins et les infirmières travaillant dans une spécialité médicale impliquant une probabilité élevée d’urgence ou des dimensions de complexité (anesthésiologie, obstétrique, neurologie et soins intensifs) sont davantage susceptibles d’avoir recours à la prise de décision intuitive dans leur pratique.

« Nous, les chirurgiens, disons que la première chose qu’il nous faut faire est de regarder le patient, car les données structurées peuvent ne pas être cohérentes avec ce que nous constatons lors de l'examen », indique Gabriel Brat, spécialiste de chirurgie traumatologique, de chirurgie intensiviste et professeur d’informatique à la Faculté de médecine de l’Université Harvard. « Ma capacité à faire cela vient de nombreuses années passées à évaluer les patients et à développer une référence interne concernant l’aspect d’une personne atteinte de tel ou tel état pathologique. »

Dans le cadre d’une étude ayant impliqué trente médecin urgentistes, internes et généralistes, Meredith Vanstone et ses collègues ont interrogé les participants sur la façon dont ils pratiquent la médecine avec leur intuition. L’équipe de recherche a découvert que les médecins expérimentés ne manquent pas d’histoires concernant « une intuition sur un diagnostic qui les a alertés sur des diagnostics inhabituels, de précédentes erreurs de diagnostic ou des trajectoires délétères. »

« Dans la médecine d’urgence, l’intuition est une part extrêmement importante de ce que nous faisons, car on nous demande de prendre des décisions rapidement en disposant de peu d’informations », explique Jeffrey A. Kline, médecin urgentiste à la Faculté de médecine de l’Université d’État de Wayne, à Détroit. « L’intuition est une composante importante quand on décide qu’il est nécessaire de commander des tests de diagnostic, en particulier des examens d’imagerie. »

Une étude parue dans la revue PLoS One étaye le point de vue de Jeffrey A. Kline. Celle-ci a montré que l’intuition clinique des infirmières et des médecins concernant la probabilité que des patients âgés admis dans des départements d’urgence meurent ou rencontrent d’autres issues défavorables dans les trente jours qui suivaient étaient hautement précise. De plus, quand les patients étaient d’accord avec le jugement intuitif du médecin, leurs chances d’obtenir un diagnostic précis augmentaient. Par ailleurs, des recherches suggèrent que les intuitions des patients sur ce qui ne va pas chez eux constituent des informations utiles que les médecins de première ligne doivent prendre en compte quand ils prennent des décisions en matière de soins.

À la fin du mois de novembre, Keith Siau a connu un épisode marquant en ce qui concerne l’intuition clinique, un épisode devenu viral sur X (anciennement Twitter). Gastro-entérologue aux Royal Cornwall Hospitals, au Royaume-Uni, il a reçu un appel d’un confrère expérimenté qui était en train de traiter un homme de 80 ans atteint d’une jaunisse due à un gros calcul biliaire logé dans la partie basse de son canal biliaire (une affection connue sous le nom de cholangite). Il était à l’hôpital depuis cinq jours et son état était stable, ses constantes étaient normales et ses résultats sanguins également. Présentant par ailleurs un caillot sanguin dans le poumon, le patient prenait un traitement anticoagulant de court terme.

Le dilemme était le suivant : fallait-il effectuer immédiatement une endoscopie en guise de solution provisoire (pour traiter l’obstruction du canal biliaire) et risquer un saignement excessif ou bien attendre un jour pour laisser son corps éliminer l’anticoagulant, ce qui permettrait de retirer complètement le caillot. Keith Siau pensait qu’il était prudent d’attendre afin d’extraire le caillot au moyen d’une seule procédure au lieu de deux. L’autre médecin a accepté à contrecœur.

« En raccrochant, je me suis rendu compte que j’avais ignoré l’intuition de ce collègue expérimenté qui disait que quelque chose clochait avec ce patient », raconte Keith Siau. Il a donc rappelé son collègue et lui a demandé s’il pensait que l’état du patient allait se détériorer s’ils attendaient un jour de plus. Son collègue a répondu oui, et le patient a été emmené au bloc.

À son arrivée en salle d’opération, son rythme cardiaque avait bondi à 180-200 battements par minute et sa température avait grimpé en flèche. Après que le patient a donné son consentement, Keith Siau a précautionneusement réalisé la procédure d’endoscopie et placé un stent pour évacuer le pus et la bile. « Quand je suis allé le voir le lendemain, c’était une personne différente, sa fièvre était partie et il avait l’air – et se sentait – beaucoup mieux, raconte-t-il. Pour moi, la morale de l’histoire c’est de faire confiance au sixième sens que d’autres cliniciens expérimentés ont. J’ai eu de la chance ce jour-là, car l’issue aurait pu être tout à fait différente si nous avions temporisé. »

 

L’IMPORTANCE D’INTERROGER L’INTUITION

Aucune de ces expériences ne suggère que l’intuition clinique devrait être suivie d’actes aveuglément. Selon les spécialistes, la prise de décisions cliniques sur la seule base de l’intuition d’un médecin n’est pas la voie à suivre. Mais le fait de se fier uniquement à des algorithmes médicaux (des modèles mathématiques) qui génèrent des prédictions sur la façon dont un patient est susceptible de répondre à différents traitements n’est pas non plus la meilleure voie à suivre.

« Ce qui met les experts en mégadonnées mal à l’aise c’est qu’il y a beaucoup de variabilité dans l’intuition clinique d’un médecin donné, que ce soit parce qu’il est fatigué, moins expérimenté, distrait ou autre, ajoute Gabriel Brat. C’est pour cette raison qu’on ne l’utilise pas seule. Il est vraiment important que nous nous demandions quand cette intuition a de la valeur. »

Afin d’optimiser les soins prodigués aux patients, certains experts sont convaincus qu’une approche hybride mêlant intuition clinique, algorithmes prédictifs, préférences des patients et d’autres facteurs clés est cruciale. « L’intuition clinique fait partie de l’expertise clinique », affirme Jennifer Yost, infirmière spécialisée dans les soins pédiatriques intensifs et professeure à l’École infirmière M.-Louise-Fitzpatrick de l’Université Villanova. « On prend de mauvaises décisions de santé quand l’expertise clinique est le seul facteur qui entre en ligne de compte. »

Selon certains spécialistes, les professionnels de santé devraient savoir reconnaître les moments où l’intuition les traverse et à écouter celle-ci. Ensuite, ils devraient mettre en balance leur intuition et les informations objectives (constantes, résultats de tests), puis raisonner de manière analytique pour décider de la marche à suivre. Selon Mohammed Ghassemi, il est également important que les cliniciens confrontent leur intuition à celles d’autres professionnels de santé pour voir si celles-ci concordent.

« En tant que médecins, nous voulons tous nous voir comme des agents purement rationnels, qui intègrent des données et prennent des décisions sur cette base, déplore Gabriel Brat. Il est clair, pour de multiples raisons, que les médecins prennent des décisions qui ne sont pas algorithmiques mais fondées sur l’intuition. Je pense que la collaboration entre outils d’intelligence artificielle et intuition clinique constituera la meilleure approche dans l’avenir, car elle a de bonnes chances de conduire aux meilleurs résultats pour les patients. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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