Les pêcheurs, acteurs inattendus de l’écotourisme dans la lagune de Venise

Les traditions de Burano, île bucolique de la lagune de Venise, sont menacées par le tourisme de masse. Pour tenter de renverser la vapeur, de nouveaux efforts misant sur l’écotourisme ont été déployés.

De Julia Buckley
Publication 19 janv. 2023, 18:12 CET
Un bateau longe un marais salant naturel dans la lagune de Venise. Des pêcheurs du coin ...

Un bateau longe un marais salant naturel dans la lagune de Venise. Des pêcheurs du coin emmènent désormais les touristes dans les eaux qui entourent la Cité flottante italienne pour leur faire découvrir leur mode de vie, désormais menacé, et la faune locale.

PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

Si vous prenez l’avion pour vous rendre à Venise au printemps ou à l’automne, vous apercevrez peut-être depuis le ciel d’immenses cercles et d’étranges tourbillons dans les eaux que vous survolez. Il s’agit des filets des moecanti, les pêcheurs de moeche, des crabes en mue de la lagune de Venise. Depuis des siècles, ils ont circonscrit les crustacés à cette partie sauvage de la Cité flottante italienne.

Rares sont les touristes à imaginer Venise comme une ville bucolique. Elle évoque plutôt le tourisme de masse : chaque année, ses 50 000 habitants voient ainsi déferler dans leurs rues environ 30 millions de visiteurs. En 70 ans, la population vénitienne a diminué de 70 %, les habitants étant chassés par l’augmentation des loyers et les coupes dans les services. Pour tenter d’inverser la tendance, les autorités vénitiennes commenceront dès cet été à faire payer aux visiteurs d’un jour un droit d’entrée variant entre 3 et 10 €.

La nouvelle taxe ne s’appliquera pas sur les plus petites îles de la lagune, pourtant menacées elles aussi par le tourisme de masse. Burano, une île de 2,5 km² située dans le nord de la lagune, attire chaque jour des milliers de visiteurs. Ces derniers font 40 minutes de vaporetto, ou bateau-bus, depuis Venise pour voir les petites maisons aux couleurs vives et le campanile incliné de l’île. Ils envahissent les trottoirs étroits qui courent le long du canal et sèment derrière eux une véritable pagaille, ainsi que des déchets.

Située à environ 40 minutes de bateau de Venise, l’île de Burano est un port de pêche depuis le Moyen-Âge.

PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

D’après la légende, si les maisons de Burano sont peintes dans une multitude de couleurs vives, c’est pour permettre aux pêcheurs de retrouver leur domicile malgré le brouillard.

PHOTOGRAPHIE DE Julien Jaulin, Hans Lucas, Redux

Face à cette situation, certains habitants de Burano ripostent et font de leur île un fer de lance de l’écotourisme. Une poignée de pêcheurs a ainsi une double casquette : en plus de leur activité, ils font découvrir la fragile lagune aux touristes et leur expliquent pourquoi elle doit être préservée.

 

 

LA PÊCHE, UNE TRADITION VIEILLE DE PLUSIEURS SIÈCLES

 

La vie a toujours gravité autour de l’eau à Burano. Ce village de pêcheurs datant du Moyen-Âge, dont l’histoire remonte à l’époque romaine, a pu conserver ses traditions grâce à sa séparation relative avec Venise.

Il n’empêche que le tourisme devient une source de revenus de plus en plus importante pour les pêcheurs. Après avoir été presque divisé par deux pendant la pandémie et être reparti à la hausse, le prix de gros des fruits de mer a à nouveau dégringolé fin 2022. « Les entreprises ont acheté du poisson d’élevage auprès d’autres pays », explique Andrea Rossi. Descendant de cinq générations de pêcheurs de Burano, Andrea propose également aux touristes des sorties en mer. « C’est inacceptable. Le poisson de la lagune devrait être valorisé », ajoute-t-il.

Domenico Rossi, qui ne partage aucun lien de parenté avec Andrea, est également moecante. Lui aussi organise des excursions en mer d’une demi-journée au départ de Burano. À bord de son bragozzo (un chalutier traditionnel) rouge et vert vif, il les emmène dans les eaux émeraude de la lagune, à la découverte de son mode de vie et de la faune locale.

« Je suis fier de mon travail, mais je sais aussi que plus personne ne le fera d’ici quelques années », confie-t-il. Des pêcheurs comme lui jettent depuis des siècles leurs filets dans la lagune deux fois par an, de mars à juin, puis d’octobre à décembre.

Dans la famille de Domenico, on est pêcheurs depuis l’époque de La Sérénissime, c’est-à-dire la République de Venise (697-1797). Cet héritage prendra toutefois fin avec lui. Avec la baisse du nombre de crabes, les pêcheurs aussi sont de plus en plus rares. « Quand j’étais petit, il y avait 100 moecanti à Burano, nous ne sommes désormais plus que 19 », raconte Domenico. Au cours de la dernière décennie, et sous l’effet du changement climatique, la lagune s’est réchauffée. Et si les crabes ne sont (encore) pas en danger, ils se font rares dans les filets des pêcheurs.

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    Gauche: Supérieur:

    Les pêcheurs Christian De Antoni et Andrea Doria ramassent les crabes pris dans leurs filets dans la lagune de Venise.

    Droite: Fond:

    Un pêcheur regarde si les crabes qu’il a pêchés ont perdu leur carapace.

    Photographies de Marco Zorzanello, National Geographic

    Des moeche (crabes) fraîchement pêchés tombent d’un filet. Cette spécialité gastronomique fait vivre quelques pêcheurs des petites îles de la lagune de Venise.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

    La disparition potentielle de cette activité traditionnelle l’a incité à commencer à proposer des excursions en mer. « J’aime mon travail et je veux qu’il en reste quelque chose. Personne n’a jamais pris la peine de l’expliquer ou de le montrer », déclare-t-il.

    C’est à la coopérative de pêcheurs de Burano, qui date du 19e siècle, que Domenico donne rendez-vous aux curieux. Ils filent ensuite en direction de la lagune, traversant les canaux étroits et peu profonds que les bateaux de tourisme plus imposants bondés de visiteurs d’un jour ne peuvent emprunter. Si c’est la saison du crabe, les passagers peuvent apercevoir ses filets, disposés en trois zigzags mesurant chacun 80 mètres de long, cousus à la main à 3 000 poteaux en bois de châtaignier.

    Domenico les emmène ensuite à Torcello. Cette île, qui fait face à Burano, est célèbre pour sa basilique décorée de somptueuses mosaïques byzantines. C’est là que tout a commencé pour Venise : au début du Moyen-Âge, alors que Burano se développait grâce à la pêche, Torcello est devenue une ville champignon comptant 20 000 habitants.

    Des touristes visitent l’église de Santa Caterina, située sur l’île de Mazzorbo, dans la lagune de Venise. Mazzorbo est rattachée à Burano par un pont piétonnier.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

    L’île ne compte désormais plus qu’une dizaine d’habitants. Autour de la basilique, les champs sont laissés en jachère. Quant à la plupart des autres bâtiments historiques de l’île, ils sont tombés en ruines.

    La cabane de Domenico se situe à quelques encablures de l’église. C’est là qu’il trie les crabes qui ont nagé dans ses filets. Les moeche n’étant consommés que lorsqu’ils sont en phase de mue, il doit rejeter environ 90 % de sa prise dans la lagune. Le peu de crabes prêts à muer est ensuite placé dans des caisses immergées dans le canal devant sa cabane, que Domenico inspecte deux fois par jour pour vérifier si les crustacés ont perdu leur carapace et ainsi pouvoir les vendre.

    « Burano est une île heureuse », dit-il. « Nous sommes envahis de touristes, mais ils nous donnent du travail. Je ne suis opposé qu’à un certain type de tourisme. Venir ici pour 30 minutes, cela n’a pas de sens ».

    Andrea Rossi partage son avis. « Nous avons besoin d’un meilleur type de tourisme, estime-t-il. Pas de gens qui viennent en masse pour acheter des souvenirs et détruire l’île. [Burano] est une toute petite île et un lieu très particulier. Nous peignons nos maisons de différentes couleurs, nous grillons du poisson devant notre pas de porte et nous pêchons dans la lagune. Je suis fier de ce mode de vie, mais aussi inquiet qu’il disparaisse ».

    Un capitèllo, sorte de calvaire, dédié à la Madone, érigé sur un banc de sable de la lagune de Venise.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

    Andrea vend ses crustacés à quelques-uns des meilleurs restaurants de Venise et a étendu ses activités à l’écotourisme. Avec son collègue de pêche Michele Vitturi, il emmène les visiteurs observer des oiseaux sur Torcello et organise des sorties en mer dans la partie nord et sauvage de la lagune.

    « Je veux permettre aux touristes de découvrir autre chose que les principales attractions touristiques », explique-t-il. « Ils viennent à Venise, mais sans voir la lagune. Je leur fais découvrir la tranquillité des lieux, les plantes, la faune… Tout ça loin du chaos ».

     

    L’AUTRE VISAGE DE VENISE

    C’est, comme le décrit Andrea tout en se dirigeant avec Michele Vitturi au nord de Burano à bord de leur petit bateau de pêche, « une autre lagune, une autre Venise ». L’embarcation passe devant des îles abandonnées depuis des siècles et des barene, ces vasières qui forment l’ossature de la lagune. Deux ibis, reconnaissables à leur bec en forme de faucille, volent au-dessus de nos têtes, tandis qu’un faucon crécerelle fond sur Torcello. Un peu plus au nord, des flamants roses arpentent d’un pas raide les eaux vert-gris peu profondes.

    La lagune de Venise compte 118 petites îles, à l’image de celle de Madonna del Monte, qui abrite les ruines d’une église du 18e siècle. Avec la montée des eaux, la plupart d’entre elles sont désormais inhabitées.

    PHOTOGRAPHIE DE Marco Zorzanello, National Geographic

    Sur le chemin du retour à Burano, Michele Vitturi coupe le moteur et s’approche à la rame de plantes touffues, de la salicorne et de l’armoise maritime, un type d’absinthe poussant dans la lagune. Il en coupe les extrémités avant de les faire sentir aux passagers. Le pêcheur en récolte parfois pour les vendre aux restaurants vénitiens avec les crabes.

    Les deux hommes fournissent notamment le Venissa, un restaurant Michelin situé sur l’île de Mazzorbo, reliée à Burano grâce à un pont piétonnier. Le Venissa possède sur l’île son propre vignoble ainsi qu’un potager biologique entretenu par les retraités de l’île.

    Leurs moeche figurent aussi souvent au menu de la Trattoria al Gatto Nero de Burano, un lieu très apprécié des célébrités hollywoodiennes et des locaux. Il appartient depuis 60 ans à la famille Bovo, qui se fournit directement auprès des pêcheurs de Burano.

    « Nous essayons de rester les plus traditionnels possibles », confie le maître d’hôtel Massimiliano Bovo. « Nous aimons servir des poissons traditionnels, dans une atmosphère typique de Burano ». Plusieurs spécialités de la lagune figurent au menu, parmi lesquelles un risotto de gobie, des coquilles Saint-Jacques et des couteaux poêlés et, lorsque c’est la saison, des moeche frits et entiers. C’est ainsi qu’ils sont les mieux servis, puisque cela met en valeur sur leur goût sucré-salé.

    « La lagune doit être protégée quoiqu’il en coûte. Nous devons faire l’effort de la préserver maintenant », estime Massimiliano Bovo. Il peut heureusement compter sur les pêcheurs, qui sont sur l’affaire.

    Partez observer les oiseaux en compagnie d’Andrea Rossi en réservant sur venicebirdwatching.com. Pour découvrir la pêche aux moeche avec Domenico Rossi, rendez-vous sur pescaburano.it.

    Basée à Venise, en Italie, Julia Buckley est journaliste. Suivez-la sur Twitter

    Né à Venise, l’italien Marco Zorzanello est photographe documentaire. Suivez-le sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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