Une randonnée (presque) au bout du monde

« Sur la majeure partie du chemin, vous ne voyez aucun sentier, c’est complètement sauvage. Ça vous donne l’impression que vous êtes la première personne à emprunter ces montagnes. »

De mark johanson
Publication 17 avr. 2023, 12:13 CEST
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Un randonneur gravit une pente enneigée le long du circuit de la chaîne de montagnes Dientes de Navarino au Chili. Ce trek exigeant de plusieurs jours est le plus austral au monde.

PHOTOGRAPHIE DE Austin Trigg

Faites glisser votre doigt sur une carte jusqu’au point le plus bas du continent américain ; la dernière ville que vous trouverez sera Puerto Williams. Ce port chilien isolé sur le canal de Beagle abrite 3 000 habitants. Des scientifiques, des officiers de marine et des pêcheurs indigènes Yahgan. Les randonneurs passionnés savent qu’il s’agit du point de départ de l’itinéraire de randonnée le plus austral de la planète.

Le circuit de cinq jours des Dientes de Navarino, autour de l’île Navarino, commence et se termine à Puerto Williams, où des chevaux sauvages et des vaches indisciplinées errent dans les rues balayées par le vent. Celles-ci sont bordées de petits magasins, dont la plupart vendent des vêtements d’extérieur, des lieux d’hébergement tels que des auberges de jeunesse et hôtels, ainsi que des restaurants qui servent du crabe royal, la spécialité locale.

Bien sûr, le plus attrayant se trouve au niveau des sommets de la chaîne de montages des Dientes de Navarino. Là-bas, les randonneurs intrépides traversent des forêts denses de Nothofagus, hêtres présents dans l’hémisphère sud, qui mènent, sur 53 kilomètres, à des tourbières, des lacs et des cols alpins escarpés avec, au sud, une vue sur le Cap Horn, la dernière parcelle de terre avant l’Antarctique.

« Dix ou quinze ans auparavant, personne ne se baladait là-haut », déclare Maurice van de Maele, président de l’office de tourisme local. « En février dernier, nous avons battu un nouveau record : quarante-huit départs en un jour ». Bien entendu, cela est sans commune mesure avec les célèbres randonnées de Patagonie tel que le Trek W, au Chili, dans le parc national Torres del Paine, désormais tellement visité qu’il est nécessaire de réserver les emplacements de camping longtemps à l’avance. Pour l’instant, moins de 2 000 personnes s’attaquent chaque année au circuit des Dientes de Navarino. Le nombre de touristes visitant cette ultime frontière avec l’Antarctique est pourtant en augmentation.

Les lumières d’Ushuaïa, capitale de la partie argentine de l’archipel de la Terre de Feu, sont visibles depuis le canal de Beagle pendant les 36 heures qui mènent à l’île Navarino en Patagonie chilienne. Les randonneurs rejoignent l’île reculée et le circuit des Dientes de Navarino à la fois par voie maritime et aérienne.

PHOTOGRAPHIE DE Austin Trigg

L’année prochaine, Puerto Williams accueillera un nouvel appontement polyvalent pour les navires d’expédition à destination de l’Antarctique, ainsi qu’un terminal de passagers dans son petit aéroport, facilitant ainsi l’accès à la ville.

Entretemps, le Wi-Fi à haut-débit et un centre de recherche flambant neuf ont ouvert la ville au reste du monde. Bien que le climat hostile à cette latitude de 55° sud puisse freiner la fréquentation, le circuit des Dientes de Navarino semble être prêt à accueillir un public plus large.

 

« C’EST COMPLÈTEMENT SAUVAGE »

Le circuit des Dientes de Navarino date de la fin des années 1990 lorsque l’aventurier australien Clem Lindenmayer l’a mis au point pour un guide de randonnées de Lonely Planet. Peu emprunté dans les années qui ont suivi, il a progressivement suscité un attrait, la Patagonie devenant une destination touristique dans le même temps.

« Je me rappelle la première fois que j’ai parcouru ce circuit et la liberté que j’ai ressentie », se remémore Jorge Barbero, fondateur d’Explora Isla Navarino et organisateur d’expéditions guidées. « Sur la majeure partie du chemin, vous ne voyez aucun sentier, c’est complètement sauvage. Ça vous donne l’impression que vous êtes la première personne à emprunter ces montagnes. »

Le circuit commence avec une rapide ascension d’un peu plus de 3 kilomètres jusqu’au Cerro Bandera, randonnée d’une journée très appréciée des croisiéristes qui offre une vue imprenable sur le canal de Beagle. Les randonneurs suivent ensuite la vallée Robalo jusqu’à la Laguna Del Salto et campent la première nuit près d’une chute d’eau sinueuse. Les deuxièmes et troisièmes jours, ils escaladent des cols rocheux, puis s’enfoncent dans des forêts de hêtres humides afin de dormir au bord de lagunes alpines. La sphaigne de Magellan (Sphagnum magellanicum) donne l’impression de marcher sur une éponge humide, mettant ainsi à l’épreuve l’imperméabilité des bottes.

Le quatrième jour se déroule essentiellement en montée, à travers la roche et le vent battant du Paso Virginia, jusqu’au versant nord des Dientes de Navarino pour dormir dans une forêt protégée en contrebas. Le cinquième jour, en revanche, se passe essentiellement en descente vers Puerto Williams à travers une forêt dans laquelle résonnent les martellements des pics de Magellan (Campephilus magellanicus).

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    Une randonneuse qui suit le circuit des Dientes de Navarino examine sa carte alors qu'elle campe pour la nuit. Sur ce circuit qui dure cinq jours et qui ne propose aucune solution d’hébergement, les randonneurs doivent planter leur tente en chemin.

    PHOTOGRAPHIE DE Austin Trigg

    « Si le temps est clément, ce voyage est en fait assez simple », déclare Jorge Barbero qui constate que la distance à parcourir et le dénivelé ne représentent pas un réel défi. « Dans le cas contraire, les choses peuvent être beaucoup plus compliquées ». En Patagonie, il est courant de vivre les quatre saisons en une seule journée. Sur l'île Navarino, les habitants disent en plaisantant que cela peut même se produire sur une heure de temps.

    Pendant la courte saison de randonnée, de novembre à mars, les températures atteignent généralement les 10 °C à Puerto Williams et descendent bien en-dessous de 0 °C sur les cols de montagne. En dehors du pic de l'été austral, de janvier à février, il n'est pas rare de se réveiller avec une tente recouverte de neige, puis de passer l’après-midi sous un soleil de plomb. À la mi-mars, ceux qui ont le courage d'endurer les tempêtes de neige peuvent admirer les superbes feuillages d'automne.

     

    LE PROBLÈME DES CASTORS

    Une grande partie du circuit des Dientes de Navarino se trouve au-dessus de la cime des arbres et ne dispose pas de sentier défini. Des panneaux de signalisation placés tous les 800 mètres environ permettent cependant aux randonneurs de ne pas s'égarer. Les zones forestières présentent quelques obstacles, notamment des racines rampantes, d'épaisses tourbières et des buissons épineux de calafate (Berberis microphylla). Le plus grand défi est toutefois posé par les castors, dont les barrages modifient le circuit chaque année.

    En 1946, vingt castors du Canada (Castor canadensis) sont arrivés du côté argentin de la Terre de Feu, de l'autre côté du canal de Beagle. Le but était d’« enrichir » l'économie locale grâce à de nouvelles industries, celles de la fourrure et du castoréum, sécrétion produite par une glande du castor et utilisée en parfumerie. En l'absence de prédateurs naturels, la population a explosé.

    Gauche: Supérieur:

    En l'absence de prédateurs naturels, les castors, espèce envahissante, prospèrent sur l'île Navarino, décimant souvent les arbres indigènes. Les habitants lancent des programmes pour lutter contre ce problème, visant notamment à manger les rongeurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Beth Wald, Nat Geo Image Collection
    Droite: Fond:

    Des racines d'arbres tapissent le sol sur le circuit des Dientes de Navarino, dans le sud du Chili. L'itinéraire serpente à travers différents environnements, des tourbières aux forêts de hêtres.

    PHOTOGRAPHIE DE Ian Teh, Nat Get Image Collection

    Selon Miguel Gallardo de Navarino Beaver, on estime aujourd'hui à 60 000 le nombre de castors sur l’île Navarino uniquement. Celui-ci emmène les visiteurs voir comment les castors ont ravagé les forêts autrement « vierges » de l'île. 

    Miguel Gallardo est l'une des rares personnes à travailler activement au contrôle de la population, abattant environ soixante castors chaque année pour l'artisanat et la gastronomie. « Les propriétés de la viande de castor sont en fait très bonnes pour l'Homme », explique-t-il, faisant remarquer que celle-ci est riche en fibres et en protéines, bien qu'elle ait besoin d'une bonne sauce « pour couper l'amertume ».

    Les castors créent un habitat idéal pour d'autres espèces introduites, notamment les visons et les rats musqués (Ondatra zibethicus), que Miguel Gallardo qualifie de « trio destructeur ». L'ancien conservateur de parc espère que l'augmentation du tourisme incitera enfin le gouvernement à s'intéresser de plus près au problème.

     

    LES PROMESSES ET LES DANGERS DU TOURISME

    Aucune stratégie de lutte contre les castors n'a encore été trouvée mais une réorganisation du circuit est escomptée. À l'heure actuelle, il n'existe aucune installation au-delà de Puerto Williams. Pourtant, Cristina Altamirano, qui dirige l'office de tourisme municipal, affirme que des fonds sont prévus pour améliorer la signalisation, construire des toilettes sèches et créer des refuges d'ici fin 2024.

    L'infrastructure touristique de Puerto Williams se développe également. Un nouvel appontement polyvalent ouvrira progressivement au cours des trois prochaines années dans le but de faire de cette petite ville une porte d'entrée majeure pour les voyages vers l'Antarctique. Des compagnies comme Silversea Cruises y ont déjà transféré des navires. 

    Entretemps, un terminal de passagers ouvrira cette année à l'aéroport Guardia Marina Zañartu, qui reçoit six vols hebdomadaires, de décembre à mars, de la compagnie Aerovías DAP en provenance de Punta Arenas, capitale régionale chilienne. Les visiteurs peuvent également partir en bateau depuis cette dernière pour un voyage spectaculaire de trente-deux heures à travers les fjords du parc national Alberto de Agostini.

    Les randonneurs campent pour la nuit le long du circuit des Dientes de Navarino. Le climat de la région peut être extrême, les randonneurs doivent donc être préparés à affronter le froid et la chaleur, parfois dans la même journée.

    PHOTOGRAPHIE DE Austin Trigg

    De nouveaux cafés (Campero), brasseries artisanales (Subantartica Beer House) et hôtels (Fío Fío) ont ouvert leurs portes ces dernières années pour répondre à la demande croissante, de même qu'une nouvelle institution de recherche remarquable, le Centro Subantártico Cabo de Hornos, pour l'étude de l'environnement subantarctique. Pourtant, la ville manque d'hébergements et de restaurants pour accueillir davantage de visiteurs.

    David Alday, ancien président de la communauté locale Yahgan, craint que l'île ne se développe trop rapidement. « La communauté Yahgan est présente ici depuis des milliers d'années et, pendant cette période, même lorsque nous étions nombreux, nous n'avons jamais provoqué de grand déséquilibre dans l'environnement », explique-t-il. Il ajoute que « l'impact sur la terre est plus important aujourd'hui ».

    David Alday n'est pas opposé au tourisme ; il est propriétaire de la société de kayak Tánana qui propose des excursions dans le canal de Beagle afin de montrer aux visiteurs l'héritage maritime des Yahgan qui, pendant près de 7 000 ans, ont vécu plus au sud que n'importe quelle autre population humaine. Il désire simplement que la croissance du tourisme soit durable et conforme aux principes d'harmonie et de préservation de l'environnement des Yahgans. « Nous devons être en mesure de trouver un certain équilibre, dit-il, afin que cette ville ne déborde pas ».

    Mark Johanson est un écrivain voyageur basé au Chili. Suivez-le sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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