En Afrique du Sud, des lions maintenus captifs vivent dans des conditions déplorables

National Geographic a enquêté sur le sort de lions découverts il y a quelques mois dans des conditions abominables au sein d'un établissement d'élevage.

De Rachel Fobar
Photographies de Nichole Sobecki
Lors d'une inspection de la ferme Pienika en avril 2019, dans la province du Nord-Ouest de ...
Lors d'une inspection de la ferme Pienika en avril 2019, dans la province du Nord-Ouest de l'Afrique du Sud, par les services de protection animale, de nombreux lions ont été trouvés dans des conditions déplorables de surpopulation et d'hygiène. Les lions, ici photographiés en juillet, ont été diagnostiqués comme souffrant de gale, une maladie de la peau causée par des acariens parasites.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

34 lions entassés dans un enclos boueux censé n’en accueillir que trois. Des carcasses de poulet en décomposition et des morceaux de bestiaux éparpillés au sol. Des excréments accumulés à chaque coin, des algues se développant dans des gamelles d’eau. Atteints de la gale, une maladie cutanée douloureuse provoquée par des acariens parasites, 27 lions ont presque perdu toute leur fourrure. Au beau milieu de la poussière, trois lionceaux tressaillent, l’un d’entre eux posé sur la patte noircie d’une vache, son sabot visible. Poussant des miaulements, ils tentent, en vain, de se traîner vers l’avant. Un quatrième les observe, immobile.

« Ils détruisent leur âme. » C’est en ces termes que Douglas Wolhuter, inspecteur en chef auprès du National Council of Societies for the Prevention of Cruelty to Animals (NSPCA) d’Afrique du Sud, décrit la scène à laquelle il a assisté dans l’exploitation de Pienika, dans la province du Nord-Ouest, le 11 avril 2019. Cette organisation est chargée d’appliquer la loi relative à la protection des animaux du pays. C’est dans ce cadre que M. Wolhuter inspectait l’établissement, l’une des 250 fermes d’élevage privées de lions en Afrique du Sud.

« Depuis que je suis enfant, le lion a toujours été perçu comme le roi de la jungle », affirme l’inspecteur. « C’est alors qu’on le voit réduit à un animal d’élevage intensif, auquel on a arraché toute la majesté et la noblesse. »

Cette vision l’a totalement abattu.

L’établissement a remis deux des quatre lionceaux, tandis qu’un troisième a dû être euthanasié et qu’un quatrième y est resté aux côtés des adultes atteints de la gale. Le NSPCA a par la suite porté plainte contre Jan Steinman, le propriétaire de la ferme, ainsi que contre son équipe pour avoir enfreint la loi 71 de 1962 relative à la protection animale, qui interdit de maintenir un animal dans de « mauvaises conditions d’hygiène », risquant ainsi de provoquer une « infection aux parasites », et de ne pas « apporter à un animal en souffrance les soins vétérinaires dont il a besoin ».

L’action en justice menée par le NSPCA contre M. Steinman est toujours en cours. En vertu de la législation sud-africaine, la police doit conduire une enquête indépendante, et l’affaire est actuellement en examen.

Selon Ian Michler, activiste environnemental et réalisateur du documentaire Blood Lions sorti en 2015 — qui décrit les coulisses des exploitations d’élevage de lions du pays —, 10 000 lions seraient aujourd’hui en captivité en Afrique du Sud, contrairement aux chiffres avancés (entre 6 000 et 8 000 lions). Au sein d’établissements dédiés aux touristes, ces derniers paient pour caresser, donner le biberon et prendre des selfies avec des lionceaux, ainsi que pour marcher aux côtés de lions adultes. Pour ses détracteurs, cette industrie engendre nombre d'abus, tels que l’élevage commercial et l’abandon d’animaux sauvages : en vieillissant, les lions deviennent trop dangereux pour être domestiqués et sont alors souvent vendus à des ranchs d’élevage ou de chasse au trophée comme celui de Pienika, qui ne sont pas ouverts au public. « Cette industrie macabre, avec ses multiples sources de revenus, finit par être très lucrative », explique le réalisateur.

Au Akwaaba Predator Park, situé à Rustenburg, dans la province du Nord-Ouest, ainsi qu'au sein d'autres établissements, des touristes paient pour caresser et prendre des selfies avec des lionceaux. Lorsque les animaux vieillissent, certaines exploitations les revendent à des ranchs d'élevage et de chasse au trophée. À leur mort, leurs os sont parfois exportés, légalement ou non, vers l'Asie.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Certains ranchs proposent des parties de chasse « en boîte », où les lions se retrouvent confinés dans des zones clôturées. Des chasseurs de trophées vont jusqu’à payer 50 000 dollars pour abattre des lions et pouvoir garder leur peau et leur tête en guise de trophée. Leurs os, ainsi que d’autres membres de leur corps moins demandés, sont parfois exportés en Asie, où ils sont utilisés dans la médecine traditionnelle. L’Afrique du Sud a fixé un quota annuel de squelettes de lions pouvant être exportés en toute légalité.

Au Lion & Safari Park, dans la province du Nord-Ouest, les touristes sont amenés à s'approcher et à « sentir le souffle du lion ». En 2014, le magazine d'information 60 Minutes de la chaîne américaine CBS a révélé la vente de lions par le parc au profit de l'industrie de la « chasse en boîte ». À l'époque, un représentant du parc avait alors affirmé que ce n'était plus d'actualité. Légale mais controversée, l'industrie sud-africaine d'élevage des lions engrange des millions de dollars chaque année.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Aux yeux des défenseurs de l’environnement et du bien-être animal, Pienika est un concentré des dérives propres aux fermes de lions en Afrique du Sud. Le secteur a été pointé du doigt pour son manque criant de réglementation ; le ministère de l’Environnement, des Forêts et de la Pêche sud-africain n’effectue pas de suivi régulier du nombre de lions élevés en captivité, la demande en os de lion a augmenté et la supervision du bien-être animal est laissée entre les mains du NSPCA, qui manque d’effectifs et de financements. Ce qui était à l’origine une petite industrie a pris une telle ampleur qu’elle est devenue incontrôlable, selon Karen Trendler, responsable du département du commerce et du trafic d’espèces sauvages du NSPCA : « Un monstre à 10 têtes, qu’il nous faut aujourd’hui nourrir, a été créé. »

D’après Andreas Peens, l’avocat de M. Steinman, son client posséderait deux établissements d’élevage de lions, de tigres et d’animaux sauvages en captivité dans la province du Nord-Ouest. Pour lui, M. Steinman agit en faveur de la sauvegarde de ces espèces en autorisant la chasse à Pienika. « Nous apportons un lion élevé spécifiquement pour la chasse afin d’empêcher tout braconnage », affirme l’avocat.

M. Steinman n’en est pas à ses premiers démêlés avec la justice. En 2015, il avait plaidé coupable lorsqu’il avait été accusé d’avoir abattu quatre léopards sans permis de chasse, dans la province du Nord-Ouest. Il avait alors été condamné par la police sud-africaine à payer une amende de 7 500 rands (un peu plus de 460 euros).

Jusqu’en mai 2019, le propriétaire figurait sur la liste des membres de la direction de la South African Predator Association (SAPA), une organisation favorable à l’élevage en captivité qui impose à ses membres de respecter des « normes élevées en matière d’éthique. » Or, Deon Swart, le directeur de la SAPA, nie toute implication de Jan Steinman dans l’organisation au moment de l’inspection du NSPCA, en avril 2019. Dans un communiqué de presse publié le 6 mai, la SAPA avait annoncé qu’elle « prendrait immédiatement des mesures disciplinaires à l’encontre de M. Steinman. »

La SAPA a refusé de préciser ce que ces mesures impliquaient. Toutefois, dans un e-mail envoyé le 30 juillet 2019, M. Swart avait confirmé l’affiliation à l’organisation du propriétaire de Pienika. « Ce dernier s’est montré coopératif et s’est attaqué à tous les problèmes qui avaient suscité notre attention », écrivait alors le directeur de l’institution. Au mois d’août, la SAPA avait publié un communiqué plus exhaustif, indiquant qu’elle avait enquêté sur la ferme, s’était entretenue avec M. Steinman et effectuerait une nouvelle série d’inspections « dans un laps de temps raisonnable. »

Pour M. Peens, la description épouvantable de la situation dans laquelle se trouve plus d’une centaine des lions de Pienika, telle qu’exposée ici en mai 2019, découle d’un malentendu qui a engendré un « conflit » entre le NSPCA et M. Steinman. Selon l’avocat, les inspecteurs du NSPCA auraient exagéré l’état des lions et les animaux qui figurent sur les photos du NSPCA ayant été relayées, dont celle au début de cet article, n’appartiennent pas à M. Steinman. L’inspecteur M. Wolhuter affirme le contraire et va même plus loin : pour lui, ces photos sont trompeuses et ne reflètent en rien le véritable état des lions. « Leur état était bien pire que ne le laissent penser ces photos », déplore-t-il.

Par l’intermédiaire de son avocat, le propriétaire de l’établissement a invité l’équipe Wildlife Watch de National Geographic à venir visiter son exploitation de plus de 2 000 hectares et constater ainsi les conditions de vie des lions. Absent à notre arrivée (j’étais accompagné de la photographe Nichole Sobecki), le 20 juillet 2019, M. Steinman avait choisi d’être représenté par son avocat, qui parlerait en son nom sur l’ensemble des sujets. C’est ainsi que lui et Marius Griesel, le manager de Pienika, nous ont accueillis.

 

« VOICI CE QU’IL SE PASSE VRAIMENT »

Entre le ciel d’un bleu éclatant, les monticules de terre, la légère odeur de fumier et les clôtures grillagées, Pienika m’évoque une ferme du Midwest des États-Unis. Mais ici, nulle trace de vaches, de cochons ou de poulets : derrière le grillage vert, c’est le roi du royaume animal qui vous fixe du regard.

Sur l'exploitation de Pienika, des dizaines d'espèces — des lions, mais aussi des tigres du Bengale, des tigres de Sibérie, des hyènes, des lynx, des pumas et des léopards — vivent en cage, tandis que d'autres animaux, tels que des autruches, sont davantage libres de leurs mouvements.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

« Attention, danger ! », avertit un panneau blanc. « Pas d'entrée sans autorisation ! » De temps à autre, un rugissement tonitruant vient interrompre notre conversation. Dans leurs enclos composés de terre, de quelques bûches et d'une plateforme en bois sur laquelle grimper, les lions se reposent majestueusement au soleil, font des allers et venues ou me montrent leurs crocs.

Pour mon œil non averti, les lions de Pienika ne semblent ni agités ni malades. Près de l'entrée de l'exploitation, deux lionceaux peuvent grimper sur une plateforme en bois ainsi que sur de larges branches et jouer avec un ballon jaune accroché à un arbre. Les lieux que l'on me présente sont propres, dépourvus de traces d'excréments, de carcasses en décomposition, d'enclos boueux ou de gamelles d'eau sales. Nous visitons les cages des lions et la réserve, où divers animaux se promènent librement, mais pas certaines parties de la ferme, telles que les bâtiments où est stockée la nourriture congelée et où vivent les employés. J'ignore quelles autres pièces ne m'ont pas été présentées.

Marius Griesel, le directeur de Pienika, nous fait visiter l'exploitation. « Voilà ce qu'il se passe vraiment », dit-il, en référence aux lions se prélassant dans des enclos propres, bien que dépouillés, équipés de bassines d'eau pleines.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

« Voilà ce qu'il se passe vraiment », explique M. Griesel, tandis que nous observons 11 lions en train de se prélasser au soleil, dans une cage mesurant approximativement 50 mètres de long sur 50 mètres de large.

Les lions ne sont que l'une des nombreuses espèces gardées en captivité à Pienika. D'autres prédateurs vivent dans des enclos : des tigres du Bengale, des tigres de Sibérie, des hyènes, des lynx, des pumas et des léopards, aux côtés d'autruches, de girafes, de rhinocéros et de buffles d'Inde qui vagabondent plus librement. M. Griesel et M. Peens sont fiers de nous faire visiter cette ménagerie et m'encouragent à m'approcher des animaux. Nous apercevons alors un crocodile du Nil en plein bain de soleil, de l'autre côté d'une clôture en bois, dans la cour située à l'arrière de la maison du directeur.

« Pourquoi avez-vous un crocodile ? », demandé-je.

« Il est là pour les visiteurs », répond l'avocat, avant de poursuivre : « Les Américains, les chasseurs, etc. Il fait partie du décor. »

Des poulets morts sont donnés aux lions six jours par semaine, sauf le dimanche, jour de fermeture de l'abattoir qui les approvisionne. Le bœuf est plus onéreux, mais si une vache meurt dans les environs, « repas gratuit pour tous ! », explique Andreas Peens, l'avocat de M. Steinman.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Selon l'avocat, l'entassement des lions constaté au mois d'avril était inévitable. L'inspection serait simplement mal tombée. Un accord qui prévoyait l'exportation d'une cinquantaine de lions vers l'Europe venait tout juste de tomber à l'eau. M. Steinman aurait alors pris la décision de déplacer les animaux dans une autre ferme locale et attendait l'autorisation du gouvernement régional lui permettant de les transporter. Or, les permis auraient été délivrés deux jours après l'inspection du NSPCA.

« M. Steinman s'est retrouvé avec les animaux sur les bras », raconte l'avocat, « il ne pouvait pas les relâcher sur l'exploitation et a dû les garder au sein d'enclos, à l'écart des visiteurs et des autres animaux. Voilà pourquoi les enclos étaient surpeuplés, ce n'est pas tout le temps comme ça. C'était une situation temporaire. »

Les cages sont nettoyées au moins une fois par semaine, affirme M. Griesel. Les bassines d'eau sont alors remplies, les excréments et les restes de repas (des plumes et de petits os) sont ramassés.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Si les animaux étaient apparus si sales, c'est à cause des six centimètres de pluie qui étaient tombés la semaine précédente et avaient rendu les enclos boueux, poursuit M. Peens. Il se justifie en expliquant que les cages sont nettoyées au moins une fois par semaine ; les bassines d'eau sont alors remplies, les excréments et les restes de repas (des plumes et de petits os) sont ramassés. Le responsable de l'exploitation nous précise que les lions sont nourris tous les jours, à l'exception du dimanche — jour de fermeture de l'abattoir — et qu'ils se voient administrer des vitamines et du calcium en poudre pendant la semaine.

Aux côtés de M. Peens et de M. Griesel, je monte à l'arrière d'un pick-up rempli de poulets morts et d'une vache sanglante coupée en morceaux. Deux ouvriers agricoles jettent la viande aux lions, qui se précipitent à notre rencontre dès qu'ils aperçoivent le fourgon. Des plumes blanches s'envolent lorsque les poulets franchissent les clôtures des enclos. Chaque lion a droit à un poulet, en moyenne. On entend des os se briser entre leurs puissantes mâchoires.

« Aujourd'hui, c'est juste une collation », explique le responsable. Selon les stocks de l'élevage de volaille à proximité, qui vend à Pienika les oiseaux dont les hématomes ou les imperfections les rendent impropres à la consommation humaine, les lions peuvent recevoir jusqu'à cinq poulets chacun certains jours. En raison de son coût plus élevé, le bœuf se fait plus rare. Mais « lorsqu'une vache meurt dans les environs, c'est repas gratuit pour tous ! », lance l'avocat.

« Ce régime alimentaire me donne de l'urticaire tant il est insuffisant », regrette Peter Caldwell, vétérinaire spécialiste des espèces sauvages et propriétaire de la clinique vétérinaire Old Chapel, à Pretoria. Tout comme les humains, les lions doivent avoir un régime varié et les besoins nutritionnels varient d'un individu à l'autre, nous explique-t-il. À l'état sauvage, ils prennent en chasse des animaux divers et variés et mangent diverses parties de leurs corps : un lion peut se nourrir de viande d'antilope un certain jour, puis de son cœur ou de ses intestins le lendemain. Donner des carcasses entières à des lions élevés en captivité n'est sans doute pas la meilleure option. Pour éviter tout risque d'infection bactérienne de la viande en décomposition, les carcasses doivent être de la première fraîcheur, car les organes internes putréfient en premier. La viande congelée présente, elle aussi, des risques, poursuit le vétérinaire. Si elle n'est pas décongelée à température ambiante, des bactéries qui affectionnent les températures froides peuvent se développer et provoquer des infections, qui se traduisent par une diarrhée chronique. « C'est très complexe. Ça ne devrait pas être laissé entre les mains de n'importe qui », conclut le vétérinaire.

Nous arrivons alors près de 2 enclos, d'environ 20 mètres sur 20, où sont gardés 26 lions, les mêmes qui ont rendu Pienika « célèbre », d'après M. Peens.

S'il reconnaît que 27 jeunes lions avaient souffert de la gale en avril 2019, il affirme que leur état avait été exagéré. Selon M. Griesel, ils s'étaient vus administrer des compléments vitaminés, des médicaments en poudre et du spray désinfectant au moment de l'inspection, et ont depuis été soignés.

L'un des lions est mort depuis l'inspection du NSPCA. Bien qu'aucune autopsie n'ait été réalisée, une insuffisance hépatique en aurait été la cause, selon M. Peens. Le reste de la troupe serait guéri : « D'après nous, il n'y a plus aucune trace de gale », conclut-il.

Les lions entre 18 et 24 mois semblent habitués aux humains ; plutôt que de grogner ou de montrer les crocs, ils viennent jusqu'au grillage pour m'inspecter, miaulant plaintivement comme des chats qui auraient trop grandi. Bien que courts et épars, leurs poils repoussent.

Lors de l'inspection et des saisies réalisées par le NSPCA, les quatre lionceaux étaient soignés par un vétérinaire local, poursuit M. Peens. « Le SPCA a emporté les lionceaux alors que les vétérinaires devaient remettre leur diagnostic. C'est de là que sont nés notre différend et notre agacement », se plaint-il. Selon lui, cette ingérence aurait empêché aux vétérinaires de voir si leur traitement portait ses fruits et de connaître les soins à prodiguer à d'autres lionceaux, s'ils venaient à contracter des problèmes similaires à l'avenir.

Au terme de notre visite, M. Peens nous interroge : « Voyez-vous des lions maltraités ? Affamés ? Malades ? »

« Dans l'ensemble, les lions sont en bonne forme », conclut-il.

 

« COMMENT ONT-ILS BIEN PU MOURIR ? »

Pas plus tard que trois jours après notre visite, lors d'une inspection de contrôle, le NSPCA découvre un tout autre Pienika. M. Wolhuter raconte être tombé sur une vingtaine de carcasses de jeunes lions et de jeunes tigres, entassées dans un congélateur chez un membre du personnel, sur un lionceau dans une chambre froide et sur deux lionceaux en vie cachés dans une cabane, aux symptômes semblables à ceux des deux réquisitionnés lors de l'inspection précédente.

L'inspecteur en chef, qui souhaitait vérifier que la nourriture donnée aux animaux était correctement conservée, raconte sa stupéfaction à l'ouverture du congélateur. « Dans quelles circonstances sont-ils morts ? Ont-ils souffert jusqu'à en mourir ? C'est tout ce que je me demande », affirme-t-il. « Ce genre de choses te reste sur la conscience. Tu ne peux t'empêcher de te demander : "aurais-tu pu changer la donne si tu l'avais su avant ?" »

Selon Wolhuter, les deux lionceaux en vie ont dû être euthanasiés, tandis que le NSPCA attend encore le résultat des autopsies de deux des carcasses congelées.

De son côté, M. Peens reconnaît la présence de lions morts dans le congélateur. « Ce n'est pas un crime », écrit-il dans un e-mail. D'après lui, ces lionceaux seraient soit morts-nés, soit décédés peu après leur naissance. « Leurs cadavres seront empaillés afin d'en faire des trophées et des objets décoratifs qui rejoindront la collection de M. Steinman. »

Établissement d'élevage de lions, Pienika propose aussi des parties de chasse sportive. Selon l'avocat du propriétaire, les lions qui ne sont pas abattus sont vendus ou exportés vers des zoos ou vers d'autres éleveurs en vue d'éviter la consanguinité de leur élevage.

Des permis délivrés par le ministère de l'Environnement sont nécessaires pour pouvoir posséder, élever, vendre, transporter, chasser et euthanasier des lions. Émis au niveau régional, ces documents ne tiennent pas compte du bien-être animal ou du traitement humain.

J'ai alors demandé à Eleanor Momberg, responsable des relations presse auprès du ministère de l'Environnement, pourquoi le bien-être n'était pas un critère pris en compte lors de la délivrance des permis. Elle m'a répondu que cette question ne relevait pas de la compétence de son ministère, mais du ministère de l'Agriculture, de la Réforme agraire et du Développement rural, responsable du NSPCA et des questions relatives à la loi sur la protection animale.

J'ai donc posé la même question à Mercia Smith, chargée de la communication au ministère de l'Agriculture, qui m'a renvoyé vers le ministère de l'Environnement, lequel serait responsable de la chasse aux lions. Or, selon un communiqué du ministère de l'Environnement, ce dernier « n'aurait, à l'heure actuelle, pas de mandat » pour légiférer sur le bien-être animal et que la « cruauté envers les lions tombe sous le coup de la loi sur la protection animale », qui dépend du ministère de l'Agriculture.

D'après Ian Michler, le réalisateur du documentaire Blood Lions, ce renvoi de balle entre les deux ministères est symptomatique : lorsqu'il s'agit du bien-être des lions, ils « se refilent la patate chaude pour ne pas avoir à se saisir du problème ».

Ainsi, les défenseurs des espèces sauvages et les responsables du NSPCA sont convaincus que des lions, ainsi que d'autres animaux, dépérissent chaque jour dans des conditions insalubres au sein des centaines d'élevages d'espèces sauvages du pays.

« Nous savons pertinemment qu'il ne s'agit pas d'un cas isolé. Nous espérons juste arriver à temps sur les lieux, avant que la situation ne dégénère », regrette Karen Trendler.

 

CLASSÉS COMME VULNÉRABLES

Les lions à l'état sauvage ont disparu dans 94 % de leur aire de répartition historique en Afrique. À l'échelle du continent, leur population a été divisée au cours des 25 dernières années, pour atteindre moins de 25 000 individus, d'après les estimations. L'Union internationale pour la conservation de la nature, qui établit l'état de conservation des espèces végétales et animales, les classe comme « vulnérables » et menacés d'extinction.

Au marché de Kwa Mai Mai, à Johannesburg, une peau de lion sèche sur un support. En 2016, les États-Unis ont inscrit les lions sur la liste des espèces menacées de la loi du même nom. Depuis, tout citoyen américain qui souhaite rapporter le corps d'un lion en guise de trophée doit prouver que sa mort a contribué à la sauvegarde des lions à l'état sauvage.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

En 2016, le Fish and Wildlife Service des États-Unis, chargé de réglementer les importations et les exportations d'espèces sauvages et de produits dérivés, a inscrit deux sous-espèces de lions sur la liste des animaux menacés d'extinction, en vertu de la loi sur les espèces en péril. Depuis, lorsqu'un chasseur américain souhaite rapporter la dépouille d'un lion sauvage en guise de trophée, il doit prouver l'impact positif sur la sauvegarde des lions dans leur ensemble. Le service évalue chaque demande d'importation de trophée au cas par cas. Cette règle s'applique également aux trophées de chasse de lions élevés en captivité ; toutefois, le service ayant établi en 2016 que ce type d'élevage ne bénéficiait pas à la protection des lions, l'importation de trophées de lions élevés en captivité a été interdite.

Selon un rapport de l'organisation Humane Society, près de 4 000 trophées de lions ont été exportés de l'Afrique du Sud aux États-Unis entre 2005 et 2014, parmi lesquels 1 539 de lions en captivité. Au cours de cette période, la majorité des trophées de lions d'élevage d'Afrique du Sud étaient destinés à des chasseurs américains.

« L'embargo américain a-t-il eu un impact positif sur le bien-être des lions ? Absolument pas », déplore Michael ‘t Sas-Rolfes, un défenseur de l'environnement et économiste sud-africain qui conduit des recherches sur le commerce des espèces sauvages à l'université d'Oxford. « Les gérants ont moins d'argent, ils ne nourrissent plus leurs lions, certains animaux sont euthanasiés... » D'après lui, les restrictions de la chasse au trophée ont généré d'autres problèmes : les propriétaires d'élevages se sont retrouvés avec des animaux dont ils n'avaient plus l'utilité, incitant certains à les abattre pour leurs squelettes.

Selon l'économiste, les lions utilisés dans le secteur du tourisme ou de la chasse au trophée doivent paraître en bonne santé et être bien soignés, ce qui n'est pas le cas lorsqu'ils sont élevés pour le commerce de leurs os. « Les propriétaires se fichent de leur apparence, puisqu'à la fin de la journée, ils ne seront plus qu'un sac d'os prêt à être exporté vers l'Asie. »

L'Afrique du Sud est l'un des rares pays à exporter des membres de lions – ou de tout autre félin – en toute légalité. Le quota annuel d'os de lion, fixé par le ministère de l'Environnement, a presque doublé, passant de 800 squelettes en 2017 à 1 500 squelettes en 2018. Face à la pression internationale, ce quota est revenu à 800 squelettes cette même année.

Selon Karen Trendler du NSPCA, le simple fait d'instaurer un quota encourage la cruauté envers les animaux. « En disant "oui, vous pouvez élever des lions, vous avez un quota" sans imposer une quelconque réglementation sur la manière de les abattre, vous — ou le quota — êtes directement responsable des manquements relatifs à leur bien-être. »

Le 13 septembre 2018, le NSPCA a intenté une action en justice devant la Haute Cour d'Afrique du Sud contre le ministère de l'Environnement, la South African Predator Association et d'autres parties pour avoir instauré des quotas d'os de lions sans avoir tenu compte du bien-être animal. Alors que ces quotas entrent habituellement en vigueur en milieu d'année, le tribunal a plaidé en faveur du NSPCA le 6 août 2019, suspendant ainsi les exportations d'os de lions tant que leur bien-être ne serait pas assuré.

À l'inverse du bétail tué au sein d'abattoirs aux méthodes imposées et réglementées, les lions d'élevage sont abattus dans des établissements éphémères, qui échappent presque à tout contrôle, explique Mme Trendler. Une fois les lions fusillés, les carcasses transformées et les os séchés, les responsables plient bagage pour se rendre dans la ferme suivante. Le caractère mobile de ces abattoirs rend leur surveillance encore plus difficile. « Il n'existe aucune structure établie où se rendre pour dire "Voici les normes" », explique-t-elle. « Tout se fait clandestinement. »

D'après la responsable du département du commerce et du trafic d'espèces sauvages, les crânes intacts rapportent plus d'argent que ceux endommagés ; ainsi, les lions abattus pour le commerce de leurs os sont généralement tués avec des armes de petit calibre, méthode qui provoque moins de dégâts mais ne garantit pas une mort immédiate. « Cette pensée nous donne la chair de poule chaque jour », regrette-t-elle.

En 2018, Reinet Meyer, inspectrice en cheffe auprès du SPCA (branche régionale de l'organisation nationale du NSPCA), a assisté au massacre de 26 des 54 lions abattus pendant deux jours à l'exploitation Wag-'n-Bietjie de Bloemfontein, dans la province de l'État-Libre, en Afrique du Sud. Entassés dans des caisses si petites qu'ils ne pouvaient pas se retourner, les lions étaient abattus d'une balle dans l'oreille, plutôt qu'entre les yeux – une méthode qui minimise les dégâts crâniens mais engendre une mort plus lente et plus douloureuse, raconte l'inspectrice. Des os sanguinolents, des carcasses dépecées et des tas de chair et d'organes gisaient au sol.

Mme Meyer recueillait des preuves dans le cadre d'un procès contre André Steyn, le propriétaire de l'exploitation, et Johan van Dyk, son directeur, tous deux accusés d'avoir enfreint les lois sud-africaines relatives à la cruauté animale. Selon l'inspectrice, ils auraient privé les lions d'eau et de nourriture et les auraient emprisonnés dans de petites caisses avant de les assassiner. Dans un e-mail, elle écrit qu'il a fallu « bien trop de temps » aux animaux pour mourir. « C'était horrible à voir. Voir ces magnifiques créatures mourir sous nos yeux était une expérience atroce », rédige-t-elle.

L'affaire est en cours et n'a pas encore été portée devant le tribunal. En raison du très grand nombre de témoins, l'enquête menée par un agent de la police sud-africaine avance lentement.

 

COMMERCE DES OS

Qui peut distinguer un os de lion d'un os de tigre ?

Cette question a été posée à 't Sas-Rolfes il y a plus de 10 ans, lors de sa visite d'un élevage de tigres en Chine, où se trouvaient également des lions.

Cette interrogation explique l'existence même du commerce d'os de lions.

Des carcasses de lions sèchent avant d'être exportées. Malgré le quota annuel d'exportations d'os de lions, les os ne sont pas toujours envoyés légalement à l'étranger, selon l'organisation Traffic, qui milite pour la surveillance du commerce d'espèces sauvages. Face au déclin du nombre de tigres à l'état sauvage, la demande en Chine, et plus généralement en Asie, pour le vin d'os de tigre prisé dans la médecine traditionnelle alimente le commerce des os de lions et d'autres grands félins.
PHOTOGRAPHIE DE Brent Stirton, Nat Geo Image Collection

À cause du braconnage et de la disparition de leur habitat, le nombre de tigres à l'état sauvage a chuté pour atteindre moins de 4 000 individus. Les os de tigres sont très prisés en Asie, en particulier en Chine, pour la fabrication du vin d'os de tigre, symbole de statut social censé incarner la force, ou d'une pâte destinée à soigner les rhumatismes et maux de dos. La Chine interdit pourtant l'utilisation de l'os de tigre depuis 1993, et les tentatives ultérieures pour légaliser ce commerce ont d'ailleurs été vaines.

Pour 't Sas-Rolfes, c'est à ce moment-là que le trafic d'os de lions a vu le jour. « Nous avons alors vu des personnes originaires de pays d'Asie débarquer en Afrique du Sud et nous demander : "Vous chassez bien les lions, non ? Que faites-vous des carcasses ? Nous vous les achetons." »

Si l'os de lion est parfois vendu en guise de substitut bon marché à l'os de tigre, il est également proposé au prix fort à des clients mal renseignés convaincus d'acheter un os de tigre, considéré plus noble par beaucoup, selon un rapport de l'organisation Traffic pour la surveillance du commerce d'espèces sauvages, publié en 2018.

Les os de lions sont parfois exportés sous la forme d'un « gâteau » : d'après un rapport de l'organisation Traffic, les carcasses seraient mélangées aux membres d'autres animaux, tels que des carapaces de tortues, des bois de cerfs et des os de singes, avant d'être réduits à une sorte de brique. Sous forme de gâteau, les os de lions sont non seulement plus faciles à exporter, mais aussi presque impossibles à distinguer des os de tigres.

Selon un compte-rendu publié en 2018 par deux groupes sud-africains de défense des animaux, la EMS Foundation et Ban Animal Trading, les marchands déclareraient à la baisse le nombre de carcasses de lions qu'ils exportent. 10 échantillons de cargaisons prêtes à être exportées, censées ne contenir qu'un squelette de lion, pesaient entre 11 et 30 kilos, alors qu'un squelette entier pèse en moyenne 9 kilos. Toujours d'après ce rapport, ces carcasses au poids surestimé indiquent « des tentatives de l'industrie de dissimuler un commerce illégal » ainsi qu'une « volonté délibérée de déclarer à la baisse de la part des négociants » le nombre de squelettes exportés.

Pour 't Sas-Rolfes, l'explication pourrait être simple : les marchands exportent souvent « des carcasses relativement fraîches, qui comportent parfois encore des morceaux de chair en décomposition », alors plus lourdes que des squelettes qui auraient été séchés.

Mais cela ne veut pas pour autant dire que le commerce illégal n'existe pas. Selon 't Sas-Rolfes, l'embargo américain sur les importations de trophées de lions pourrait avoir incité les exportations illégales d'os en provenance d'Afrique du Sud. Une étude de 2019 qu'il a coécrit a révélé qu'après 2016, certains propriétaires d'élevages avaient réduit leurs effectifs ou vendu des lions, mais que près de 30 % des 86 exploitants avaient déclaré avoir euthanasié davantage de lions suite à l'embargo. 30 % ont affirmé qu'ils reconvertiraient leur activité vers le commerce d'os de lions.

Lorsque j'ai demandé à Andreas Peens si l'exploitation de Pienika élevait ou euthanasiait des lions dans le but de vendre leurs os, ce dernier a nié en bloc. « Des os ? Pas que je sache, non. » D'après les données issues du rapport paru en 2018, M. Steinman n'apparaît pas sur la liste des exportateurs d'os de lions.

Plus de 60 % de personnes interrogées dans le cadre de l'étude de M. 't Sas-Rolfes ont répondu qu'un quota annuel d'exportation limité à 800 carcasses de lion entraverait leur activité, et plus de la moitié d'entre elles ont affirmé qu'elles « chercheraient d'autres marchés pour vendre leurs os » — en d'autres termes, se tourner vers le trafic illégal, selon lui.

« J'accorde une grande importance à la question du bien-être et de la nature sauvage, mais il ne faudrait pas oublier les résultats », avance M. 't Sas-Rolfes. « Et je sais d'expérience que la solution la plus simple — dans le cas présent, l'embargo sur l'importation de trophées — n'apporte pas toujours les résultats escomptés. »

Bien que nous ne sachions pas grand-chose sur le marché de l'os de lion, si l'Afrique du Sud venait à interdire son commerce, la demande continue en Asie risquerait de conduire au braconnage de lions sauvages, alimentant ainsi le marché noir, explique le chercheur et économiste. « Nous ne voulons pas précipiter une explosion du braconnage des lions. Les enjeux sont trop importants. On ne peut pas se permettre de tout gâcher. »

Pour d'autres, notamment Karen Trendler du NSPCA, le commerce d'os de lion devrait être proscrit car il ne fait que nourrir la demande. Selon l'organisation Traffic, des preuves non confirmées indiqueraient une hausse de la demande pour les produits à base d'os de lion au Vietnam. Les os de lion et de tigre étant si difficiles à distinguer, le commerce légal d'os de lion conduirait en outre à une intensification du braconnage des tigres comme des lions à l'état sauvage.

D'après une étude récente menée par Kristoffer Everatt, responsable du programme mozambicain chez Panthera, l'organisation mondiale pour la protection des félins bénéficiaire d'une bourse National Geographic pour la sauvegarde des lions du pays, les cas de braconnage augmenteraient au sein du parc national du Limpopo, qui jouxte l'Afrique du Sud. Alors que le parc comptait 67 lions en 2013, ces derniers auraient depuis été décimés et seraient moins de 10 aujourd'hui, affirme le chercheur.

Il explique que le braconnage ciblé serait responsable de plus de 60 % des exactions ; même lors des massacres de lions par des villageois se vengeant de la prédation sur leur bétail, les membres du corps — voire la carcasse entière, dans certains cas — de 48 % des animaux avaient été arrachés.

Pour M. Everatt, s'il n'existe aucune preuve de corrélation directe entre le commerce d'os et la hausse du braconnage, « il s'agirait d'une bien drôle de coïncidence ». Cette année, il a appris que des lions abattus en Namibie et au Botswana « avaient été victimes de pratiques suspectes : leur carcasse entière ou leurs crocs et leurs griffes avaient disparu, ou leur tête et leurs pattes avaient été sectionnées ».

Des preuves montrent également l'augmentation du braconnage des jaguars et des léopards ces dernières années. Selon Karen Trendler, le commerce légal d'os de lion met en péril l'ensemble des grands félins. Si personne ne saurait différencier un os de tigre de celui d'un lion, qui pourrait distinguer un os de tigre de celui d'un jaguar, d'un léopard ou de tout autre félin ?

« Jusqu'où cela peut-il aller ? », s'interroge-t-elle.

 

KARLOS ET IVANA

Pour voir les deux lionceaux saisis par le NSPCA à l'exploitation de Pienika en avril 2019, nous nous sommes rendus à la clinique vétérinaire Old Chapel de Peter Caldwell, dans un bâtiment quelconque situé derrière un mur de brique, dans le quartier Villieria de Pretoria. Dans la salle d'attente, les propriétaires d'animaux bercent leurs chiens et leurs chats, assis sur leurs genoux. Dans une cour à l'arrière, un babouin avec une patte plâtrée, un guépard blessé par un piège ainsi que les deux lionceaux de Pienika récupèrent.

Jessica Burkhart, doctorante en neurologie à l'université du Minnesota, s'occupe de la rééducation de Karlos et Ivana, deux lionceaux remis par l'exploitation de Pienika au cours de l'inspection du mois d'avril et confiés à la clinique vétérinaire Old Chapel de Pretoria. À leur arrivée, les jeunes lions pouvaient à peine marcher. La doctorante se met à quatre pattes lorsqu'elle est avec eux afin de ne pas les effrayer.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Le vétérinaire raconte que les lionceaux « souffraient le martyre » et « hurlaient comme des nouveaux-nés » à leur arrivée. Déshydraté, fiévreux, incapable de manger, incapable de bouger, pleurant de douleur, l'un d'eux avait frôlé la mort. M. Caldwell affirme qu'il s'agit là de l'un des pires cas de manque de soins qu'il ait jamais vus.

Les jeunes lions avaient été séparés de leur mère trop tôt, ainsi privés des nutriments essentiels présents dans son lait, poursuit-il. Ils étaient atteints d'une méningo-encéphalite, une infection et une inflammation du cerveau et de la moelle épinière, provoquée par la malnutrition ainsi qu'une mauvaise hygiène. En raison d'une carence en vitamine A, leur crâne s'était épaissi et avait fait pression sur leur cerveau, qui sortait à l'arrière de leur crâne pour déborder sur leur moelle épinière, bloquant alors la circulation du liquide céphalorachidien. En outre, ils souffraient de trois maladies cutanées — la gale, la pyodermite (une infection bactérienne) et l'alopécie (une immunodéficience qui provoque la chute des poils) —, d'une forte fièvre et d'hémorragies internes dues à des ulcères gastriques engendrés par le stress.

Dès leur arrivée à la clinique, ils ont été nourris par intraveineuse et se sont vus administrer de la cortisone contre l'inflammation, des antibiotiques contre les infections ainsi que de l'oméprazole, un médicament qui lutte contre les ulcères d'estomac.

Ils ont également été baptisés : Karlos et Ivana.

« Ces petits êtres vivants n'ont pas demandé à venir au monde », ajoute le vétérinaire. « Il est donc de notre devoir de leur prodiguer autant d'attention et de soins médicaux que possible afin qu'ils survivent. »

Je lui fais part des propos de M. Peens, selon lequel les lionceaux auraient été confiés à un vétérinaire avant l'inspection du NSPCA.

« Des foutaises », rétorque-t-il, les lèvres pincées. « Des foutaises sans nom. »

Avant de poursuivre : « Je peux vous garantir sans l'ombre d'un doute que ces gens mentaient lorsqu'ils prétendaient gérer la situation. Si un vétérinaire était impliqué et ose me dire qu'il maîtrisait la situation, j'aimerais lui parler personnellement pour comprendre comment il est possible d'en arriver là. Car selon moi, il n'a rien géré du tout, n'a pas honoré les devoirs qui lui incombent et fait honte à notre profession. »

Dans la cour de la clinique, je rejoins Jessica Burkhart, doctorante en neurologie à l'université du Minnesota chargée de la rééducation des lionceaux. Elle agite une brindille de foin entre les barreaux de leur enclos. Karlos et Ivana, désormais âgés de six mois, la contemplent, comme hypnotisés. Ils donnent un coup de griffe au gratte-dos mis à leur disposition pour frotter leurs pattes et leur colonne vertébrale — une action stimulant leur cervelet, la zone du cerveau qui contrôle la motricité.

Des mois de soins continus ont été nécessaires à Karlos, qui joue ici avec une courge, afin qu'il retrouve l'usage de ses pattes. En octobre 2019, lui et Ivana ont été transférés au Panthera Africa Big Cat Sanctuary, un refuge pour félins en périphérie du Cap, où ils passeront le reste de leur vie. Selon Peter Caldwell, vétérinaire en chef à la clinique Old Chapel, ils ne se rétabliront jamais complètement : ils pourraient avoir définitivement perdu l'équilibre, trembler légèrement et secouer la tête.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Ils rongent des courges, se prélassent sous un arbre et tentent de se voler l'un l'autre de la nourriture — du poulet, du chevreuil et des compléments vitaminés. Karlos se jette soudain sur un jouet qui ressemble à un tube de papier hygiénique géant, l'arrachant des mains de sa kinésithérapeute. Alors qu'elle essaie de lui bloquer le chemin à l'aide du gratte-dos, le lion le brise en deux. « C'est dans ces moments-là qu'on se rappelle avoir affaire à un lion », dit-elle en souriant.

Si trois mois de soins continus ont permis aux lionceaux de se rétablir, je remarque toutefois un léger mouvement de leur tête lorsqu'ils bougent. La démarche de Karlos se fait vacillante, ses pattes le lâchent souvent, le faisant s'effondrer au sol. Le processus de guérison d'Ivana est, quant à lui, encore moins avancé : elle rampe autour de son enclos, traînant ses pattes arrières. Mais d'après le vétérinaire, ils ne ressentent aucune douleur et ont déjà été sevrés de leurs traitements.

Ils ne guériront jamais totalement, poursuit-il. Ils pourraient avoir définitivement perdu l'équilibre, être pris de légers tremblements ou hocher la tête pour le restant de leurs jours. Après avoir atteint le meilleur de leur forme, ils ont été transférés au Panthera Africa Big Cat Sanctuary, un refuge pour félins en périphérie du Cap, où ils passeront le reste de leur vie. Relâcher en pleine nature des animaux élevés en captivité et ayant des besoins spécifiques « est tout simplement impossible ».

Selon le vétérinaire, Karlos et Ivana seront les porte-parole d'une cause plus noble, à savoir sensibiliser à la situation des lions captifs d'Afrique du Sud. « Ces animaux seront des ambassadeurs de leur espèce afin que cette tragédie ne se reproduise plus », affirme-t-il. « Et que le monde entier sache qu'il ne faut plus se rendre dans ce type d'établissement où l'on caresse les lionceaux, car ils sont traités de cette manière. »

 

LE QUATRIÈME LIONCEAU

De retour à Pienika, j'observe, aux côtés de Marius Griesel et d'Andreas Peens, une jeune lionne de six mois, à l'ombre d'un arbre dans un enclos d'environ 5 mètres sur 25. Il s'agit de la sœur de Karlos et d'Ivana. En avril 2019, le NSPCA ne l'avait pas jugée suffisamment malade pour être retirée de l'exploitation. Aujourd'hui, elle peine à se tenir sur ses pattes, titube vers l'avant et s'écroule, ses pattes arrière ne réussissant plus à la tenir.

À Pienika, Jacaranda (à droite) s'est récemment mise à présenter les mêmes symptômes de troubles neurologiques qui ont atteint ses frère et sœur, Karlos et Ivana.
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

D'après le directeur de l'exploitation, elle aurait présenté ces symptômes très récemment. « Il y a encore trois semaines, elle marchait exactement comme les autres, rien à signaler. Puis, tout à coup... »

Le lendemain, je fais la rencontre de Fritz Ras, l'un des vétérinaires de garde de Pienika, chez lui à Lichtenburg, à une quinzaine de kilomètres de l'établissement. Il affirme n'avoir jamais été appelé avant l'inspection du NSPCA. « Je n'ai jamais eu ces deux lionceaux entre les mains », dit-il en référence à Karlos et Ivana. « Jamais. »

M. Ras m'explique qu'il fait désormais tout ce qui est en son possible pour prendre soin des lions restés à la ferme, notamment en leur administrant des compléments vitaminés. « Je suis vétérinaire, je ne peux de toute évidence pas tourner le dos à ces animaux. »

Conformément aux normes établies par la South African Predator Association, dont Jan Steinman, le propriétaire de Pienika, fait partie, les enclos doivent « permettre aux lions d'adopter un comportement normal », « assurer leur protection et leur confort » et « les stimuler suffisamment ». Le vétérinaire Fritz Ras affirme n'avoir été appelé qu'après l'inspection du mois d'avril ; il fait aujourd'hui tout son possible pour prendre soin des animaux de l'exploitation. « En tant que vétérinaire, je ne peux de toute évidence pas tourner le dos à ces animaux. »
PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki, National Geographic

Jacaranda — c'est ainsi qu'il a baptisé le quatrième lionceau — souffre de la même infection du système nerveux que ses deux frère et sœur. Pour le vétérinaire, une carence en vitamine A, en thiamine ou un problème génétique — voire les trois — en serait à l'origine. Il suit la jeune lionne, s'assure qu'elle obtient sa dose quotidienne de vitamines et lui injecte chaque semaine un complément de vitamines et de minéraux.

Le vétérinaire craint toutefois de ne pas avoir suffisamment de temps et de ressources pour soigner Jacaranda comme il se doit. Alors que la clinique du docteur Caldwell dispose d'un appareil de radiographie, d'un bloc opératoire et de toute une équipe d'assistants vétérinaires, M. Ras doit se débrouiller seul.

« Ce problème m'empêche de dormir. Que pouvons-nous faire de plus ? Je sens que j'ai besoin d'aller au fond des choses », explique-t-il.

Des idées sombres lui viennent parfois à l'esprit.

« Je n'ai pas envie de sauver ce pauvre lionceau, d'y arriver, pour que finalement... Quoi ? Quelqu'un lui tire dessus plus tard ? », regrette-t-il. « Mais j'essaie de ne pas y penser. »

Wildlife Watch est un projet d'articles d'investigation commun à la National Geographic Society et à National Geographic Partners. Ce projet s'intéresse à l'exploitation et à la criminalité liées aux espèces sauvages. Retrouvez d'autres articles de Wildlife Watch à cette adresse et découvrez les missions à but non lucratif de la National Geographic Society ici. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles et à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Pour en savoir plus sur les actions de la National Geographic Society en faveur des lions, découvrez la campagne Big Cats Initiative, qui apporte son soutien aux scientifiques et aux défenseurs de la faune œuvrant à la sauvegarde des grands félins sauvages.
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