À Osaka, une espèce d’anguille menacée d'extinction se cache dans les lieux publics

Cette découverte, dans une rivière polluée et touristique d'Osaka est un bel exemple de résilience de la faune et de la flore, mais soulève des inquiétudes quant à la survie de l'espèce.

De Shi En Kim
Publication 13 févr. 2024, 11:41 CET
La rivière Dotonbori traverse le centre touristique d'Osaka. Bordée de restaurants, de boutiques et d'entreprises, la ...

La rivière Dotonbori traverse le centre touristique d'Osaka. Bordée de restaurants, de boutiques et d'entreprises, la rivière a récemment été identifiée comme abritant des anguilles japonaises, une espèce en voie de disparition.

PHOTOGRAPHIE DE MacDuff Everton, Nat Geo Image Collection

L'étroite bande d'eau trouble qui ondule le long des berges bétonnées du canal Dotonbori, à Osaka, est sûrement le dernier endroit où l’on penserait à chercher des animaux, encore moins une espèce en voie de disparition.

Osaka est la troisième agglomération la plus peuplée du Japon et est célèbre pour son ambiance de jour comme de nuit, ses interminables quartiers commerçants et sa foule, toujours immense. Au cœur de son centre-ville animé se trouve le canal Dotonbori, où des millions de touristes affluent chaque année pour se prélasser sous les panneaux publicitaires emblématiques, dont les reflets multicolores se déversent dans la rivière. L'eau elle-même n'a rien de très attrayant, un expert a même déclaré que nager dedans reviendrait à « plonger dans la cuvette des toilettes ».

Pourtant, dans les profondeurs inhospitalières du Dotonbori se cache une créature familière. Le canal abrite des anguilles du Japon, celles que l'on vous servirait si vous commandiez de l'unagi dans un restaurant japonais. L'année dernière, l'Institut de recherche sur l'environnement, l'agriculture et la pêche de la préfecture d'Osaka, ainsi que la chaîne de télévision Mainichi Broadcasting System ont annoncé conjointement la capture de onze individus dans les eaux du Dotonbori. Il s'agissait de la première observation d'Anguilla japonica vivante à cet endroit.

Les anguilles présentes dans ces eaux où circulent constamment les bateaux sont un exemple brillant de résilience de la faune dans des centres urbains, un signe encourageant pour l'espèce et un rappel que les villes peuvent être des refuges de biodiversité qui méritent d'être protégés.

Yoshihiko Yamamoto, chercheur principal de l'institut, espère que la découverte de son équipe suscitera l'intérêt du public pour la conservation au quotidien. « J'aimerais que les gens en apprennent davantage sur le lien entre notre vie quotidienne et les lieux dans lesquels nous vivons », explique-t-il. « Si les locaux savent que des anguilles et d'autres créatures aquatiques peuvent vivre dans les eaux qui les entourent, ils s'intéresseront à la biodiversité et à la conservation. »

 

LES ANGUILLES DU JAPON, CITADINES DES RIVIÈRES

Malgré leur nom, les anguilles du Japon vivent non seulement dans les îles japonaises et autour de celles-ci, mais aussi sur les côtes chinoises, dans la péninsule coréenne et dans le nord des Philippines. Après s’être reproduites dans l'océan, les anguilles se déplacent vers l'intérieur des terres et passent la majeure partie de leur vie dans des rivières et des estuaires, le chemin inverse de celui des saumons. Les anguilles du Japon peuvent s’adapter à de nombreuses conditions, des eaux saumâtres à l'embouchure des rivières aux eaux douces plus en amont.

Gauche: Supérieur:

Dans un estuaire du sud-ouest du Japon, les pêcheurs recherchent des civelles pour l'aquaculture. Une fois capturées, elles deviennent des anguilles argentées et sont vendues à des restaurants.

PHOTOGRAPHIE DE Hitoshi Yamada, NurPhoto via Getty Images
Droite: Fond:

Quelqu’un manipule des anguilles dans un restaurant de Tokyo avant le Doyo no Ushi no Hi, un jour du milieu de l'été lors duquel les Japonais mangent traditionnellement des anguilles grillées pour mieux supporter les dernières journées chaudes de la saison.

PHOTOGRAPHIE DE Yuriko Nakao, Reuters, Redux

Malgré leur capacité d'adaptation, les anguilles du Japon, de Dotonbori comme d’ailleurs, n'ont pas la vie facile. Depuis les années 1970, après deux décennies de prospérité économique au Japon qui ont entraîné une explosion des projets de construction fluviale, leur nombre est en baisse. Le gouvernement a construit des barrages et transformé les cours d'eau sinueux en canaux rectilignes afin de réduire les risques d'inondations. La destruction de l'habitat, la pollution et l'éclairage artificiel ont également contribué à cette baisse.

L'omniprésence de l'unagi dans les restaurants et les supermarchés japonais peut laisser penser, à tort, que les anguilles sont en abondance dans la nature. La quasi-totalité de l'offre d'unagi sur le marché japonais provient en réalité de stocks d'élevage, c'est-à-dire de civelles juvéniles capturées dans la nature et élevées en captivité jusqu'à ce qu'elles deviennent des anguilles jaunes. Les limites de capture fixées par le gouvernement empêchent les pêcheurs japonais de capturer plus de 80 % des civelles sauvages qui pénètrent dans les rivières.

Si la taille de la population d’anguilles du Japon est inconnue, le volume des prises est révélateur. Les captures mondiales d'anguilles du Japon à tous les stades de leur vie sont passées d'un maximum de 3 600 tonnes en 1969 à 120 tonnes en 2019. En 2014, l'Union internationale pour la conservation de la nature a inscrit l'A. japonica sur la liste des espèces en danger d’extinction. Malgré ces chiffres, les anguilles du Japon ne sont pas encore considérées comme rares. Leur empreinte est très étendue, comme en témoignent les particules d'ADN qu'elles rejettent dans l'environnement.

Des recherches génétiques menées en 2021 ont révélé que la plupart des rivières qui serpentent à l'intérieur des terres depuis la côte du Pacifique et, plus au nord, dans les eaux de marée qui baignent la mer du Japon, abritent des anguilles. Ces indices génétiques ont également été détectés près des estuaires entourant la baie d'Osaka, ce qui laisse supposer la présence d'anguilles vivantes dans le canal Dotonbori, mais ce n'est que lors de l'excursion de Yamamoto et de la télévision Mainichi Broadcasting System que leur présence a été prouvée.

 

LIEU DE PASSAGE OU PRISON ?

Les anguilles du Japon sont timides. Ces poissons nocturnes se cachent entre les rochers ou s'enfouissent dans la boue pendant la journée, ce qui les rend difficiles à attraper. La pêche à l'anguille est souvent illégale dans les cours d’eau urbains, y compris dans le canal de Dotonbori.

Par une belle soirée de novembre 2022, alors qu'un froid automnal flottait dans l'air, un navire de recherche flottait à la surface du Dotonbori. À bord l'équipe de Yamamoto, qui comprenait également Ken Kojima, un artiste local, a hissé des lignes de trois mètres de long avec des bras traînants munis d'hameçons appâtés, le tout devant des caméras. Yamamoto et le producteur de Mainichi, Takeshi Ozaki, avaient passé un nombre incalculable d’heures à tenter d’obtenir des autorisations gouvernementales pour pêcher à Dotonbori dans le cadre d'une émission de télévision éducative, et leurs efforts étaient enfin sur le point d'être récompensés. Au bout des lignes pendait une poignée du secret serpentin le mieux gardé de Dotonbori : des anguilles d'environ cinquante centimètres de long et pesant 250 grammes. Aujourd’hui, trois anguilles vivantes sont exposées au Centre de recherche sur la biodiversité d'Osaka.

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    Un recueil de poésie de 1762 intitulé Umi no sachi, qui se traduit approximativement par « trésors de la mer », comprend un poème et une illustration en couleurs d'anguilles du Japon.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, SCIENCE PHOTO LIBRARY

    Certaines rivières abritent des anguilles qui parviennent à s’échapper de leur captivité ou qui sont placées là par des pisciculteurs. L'analyse par Yamamoto des tissus de plusieurs des individus de Dotonbori a révélé qu'ils avaient probablement migré d'eux-mêmes depuis l'océan.

    Le cycle de vie des anguilles du Japon est marqué par des transformations intermittentes. Elles éclosent dans l'océan, puis dérivent vers la côte sous la forme de civelles transparentes. Lorsqu'elles s'installent dans les estuaires ou migrent vers l'amont, les juvéniles se transforment en anguilles jaunes à dos noir et sont particulièrement casanières, restant généralement à moins de 800 mètres de leur cachette et du même côté de la rivière. Au bout de cinq à dix ans, ou vingt-deux ans dans le cas des Mathusalem, les anguilles subissent une dernière métamorphose en anguilles argentées et font un dernier voyage retour vers leur lieu de naissance originel, près des îles Mariannes, pour frayer.

    Les anguilles du Dotonbori ont peut-être migré naturellement depuis la mer, mais leur présence soulève d’autres questions. Le Dotonbori, qui est sans doute le canal urbain le plus célèbre du Japon, est loin d'être un choix de maison idéal. « Elle ressemble moins à une rivière qu'à un canal de drainage », explique Leanne Faulks, biologiste spécialiste des eaux douces à l'université de Nagano, qui n'a pas participé à l'étude sur le Dotonbori. « Il est difficile d'imaginer que l'on puisse y trouver une cachette. »

    La qualité de l'eau de la Dotonbori s'est améliorée au fil des ans, mais la rivière est encore relativement polluée, et on ne sait pas exactement à quel point cela peut affecter leur survie et leur reproduction. « Nous devons étudier la croissance et la maturation sexuelle des anguilles dans les rivières urbaines et déterminer si elles peuvent contribuer à la reproduction dans l’océan », explique Jun Aoyama, chercheur en sciences aquatiques à l'université de Tokyo, qui n'a pas participé à la découverte.

    Une autre question importante se pose : « Sont-elles là par choix ? » s'interroge Faulks. Les anguilles sont-elles des habitantes de longue date de la rivière ou sont-elles simplement de passage lors de leur migration ? Elles pourraient aussi, compte tenu de leur longue durée de vie, bloquées, enfermées dans des structures construites par l'Homme qui ont été érigées après leur arrivée et avant qu'elles ne soient prêtes pour leur voyage vers le Pacifique.

    Yamamoto demande que des échelles à poissons, des structures inclinées qui permettent aux poissons de franchir un obstacle, soient installées le long du Dotonbori et d'autres rivières urbaines pour éviter que les anguilles ne se retrouvent piégées lorsqu'elles sont prêtes à regagner l'océan.

    Avec d'autres chercheurs, il lâche également des ishikura, cages remplies de pierres, dans des rivières dont le fond est lissé par le béton, afin que les anguilles puissent s'y nicher, ce qui leur permet de s'assurer que, quelle que soit la durée de leur séjour dans la rivière, elles disposent d'un abri sûr, adapté à leur mode de vie reclus.

     

    LA MENACE QUI PÈSE SUR CE METS TRÈS APPRÉCIÉ

    Il existe une autre raison possible au déclin brutal des A. japonica : la surpêche. S'attaquer à l'aspect « demande » de l'équation pourrait être la mesure la plus difficile à prendre, compte tenu de la passion culinaire du Japon pour les anguilles.

    À lui seul, le Japon représente plus de 70 % de la consommation mondiale d'anguilles d'eau douce. Comme la plupart des Japonais, Yamamoto et Ozaki admettent qu'ils aiment autant les anguilles dans leurs recherches que dans leurs assiettes. 

    Jusqu'à présent, l'élevage artificiel n'a pas permis de satisfaire la demande japonaise, estimée à au moins quarante tonnes, soit 200 millions de civelles, par an. Le pays produit moins d'un millier d'anguilles élevées en captivité par an, ce qui fait que la pression de chasse sur les populations sauvages reste élevée. Les importations illégales et le braconnage des anguilles japonaises menacent encore plus leur nombre dans la nature.

    L'engouement des Japonais pour l'anguille est peut-être la plus manifeste lors de Doyo no Ushi no Hi, l'un des jours les plus chauds de l'année, au milieu de l'été. Pour supporter la chaleur, les Japonais se nourrissent d'unagi. Cette tradition séculaire s'est transformée en une véritable fête, avec des étals en bord de route et des supermarchés qui vendent de l'anguille grillée kabayaki dans tout le pays.

    Cette vue aérienne de la baie d'Osaka met en évidence la densité et le développement de la région, malgré lesquels les anguilles du Japon parviennent à survivre.

    PHOTOGRAPHIE DE The Asahi Shimbun, Getty Images

    L'amour culinaire pour les anguilles est donc une habitude dont il serait difficile pour la société japonaise de se défaire. Ces dernières années, des appels ont été lancés pour remplacer les anguilles du Japon par d'autres espèces ou même par des légumes en tant qu'ingrédients pour accompagner les anguilles, ou pour les supprimer complètement. Ces alternatives n'ont pas encore été adoptées, mais la flambée des prix de l'anguille du Japon a légèrement freiné l'appétit des consommateurs pour l'unagi. Les chercheurs craignent que le pays ne commence à importer massivement d'autres espèces d'anguilles en provenance d'Asie du Sud-Est, où les réglementations sont beaucoup plus souples.

    Faulks évite elle-même de manger des anguilles, mais elle reconnaît que tout le monde n'est pas prêt à faire le même choix. Pour l'instant, les stocks d'anguilles restent stables, dit-elle, grâce au plafond annuel de 21,7 tonnes fixé par le gouvernement pour les civelles capturées à l'état sauvage. Elle tente actuellement d'estimer la population d'A. japonica à l'aide de techniques génétiques afin que les limites de capture puissent s’appuyer sur des données actuelles et concrètes.

    La confirmation de la présence d'anguilles dans la Dotonbori est un signe prometteur que même les rivières fortement industrialisées peuvent servir d'habitat à la faune et à la flore. Il y a néanmoins une différence entre éviter l'extinction et prospérer, et cette découverte souligne la nécessité de respecter et de restaurer les cours d'eau urbains pour soutenir les espèces en déclin. L'anguille du Japon a peut-être été un pilier du passé culturel du pays, mais son statut actuel est au mieux précaire et son avenir incertain.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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