Substances nocives éternelles : des populations de poissons contaminées

Alors que les recherches scientifiques sur les conséquences sanitaires des PFAS sont toujours en cours, ces substances éternelles pourraient représenter une menace directe pour la vie marine.

De Sarah Gibbens
Publication 25 mars 2020, 17:26 CET
En mai 2018 à Fayetteville, en Caroline du Nord, D'Anthony Brown installe des cannes à pêche ...
En mai 2018 à Fayetteville, en Caroline du Nord, D'Anthony Brown installe des cannes à pêche au niveau du barrage William O Huske, non loin de l'usine Chemours qui fabrique des produits contenant des PFAS. Chemous est accusée d'avoir pollué les réserves hydriques des villes en aval de la rivière.
PHOTOGRAPHIE DE Jeremy M. Lange

En Caroline du Nord, quand un pêcheur extrait un bar rayé des eaux du fleuve Cape Fear, c'est un peu comme s'il venait de remonter un réservoir de PFAS, ces substances chimiques éternelles omniprésentes dans les produits de consommation ou les mousses anti-incendie.

L'ensemble des poissons testés dans le cadre d'une étude publiée récemment dans la revue Environment International se sont révélés positifs aux PFAS avec des concentrations élevées. En comparant ces résultats avec ceux d'études parues en 2015 et 2001, il s'avère que les bars rayés de Caroline du Nord sont les poissons nord-américains affichant les plus hauts taux de PFAS.

Le rétablissement de la population de bars rayés dans le fleuve Cape Fear s'est heurté à divers obstacles de nature environnementale. Bien que le fleuve soit régulièrement approvisionné en poissons éclos hors site, les scientifiques suspectent les PFAS d'entraver la reproduction durable des poissons en affectant la qualité de leurs œufs.

Les eaux de Caroline du Nord font partie des plus polluées aux PFAS des États-Unis ; cela s'explique par le grand nombre d'usines productrices de produits chimiques et de bases militaires installées le long du cours d'eau. Les prélèvements réguliers d'eau du robinet montrent que de nombreux résidents de l'État consomment de l'eau potable dont les teneurs en PFAS dépassent les recommandations de l'Agence de protection environnementale des États-Unis.

Une fois le problème d'eau potable identifié, « les habitants se sont demandés : et le poisson ? », témoigne Scott Belcher, toxicologue de l'environnement à l'université d'État de Caroline du Nord et auteur correspondant de l'étude sur l'intoxication des bars rayés au PFAS.

Face à l'omniprésence des PFAS dans l'organisme des bars rayés et les sédiments du fleuve, Belcher et ses collègues présument que ces substances sont également présentes dans d'autres organismes aquatiques.

Cela dit, l'étude des effets des PFAS constitue un défi scientifique unique en son genre. Ces produits chimiques s'accumulent lentement dans l'organisme et altèrent les fonctions vitales graduellement avec le temps. Sachant cela, il est difficile d'affirmer que les problèmes de santé proviennent uniquement des PFAS plutôt que des nombreux autres polluants de la région avec lesquels entrent régulièrement en contact humains et animaux.

 

PFAS : QUELS DANGERS ?

Petit nom des substances per- et polyfluoroalkylées, l'acronyme PFAS renvoie à une classe de produits chimiques rassemblant des milliers de substances. Leurs propriétés sont multiples : résistance à la chaleur, à l'eau et à l'huile, ce qui explique leur abondance dans les produits de consommation tels que les revêtements ignifugés, les vestes imperméables ou encore les poêles antiadhésives. Ces substances sont également utilisées pour la fabrication de mousses anti-incendie, ce qui leur vaut d'être présentes en grande quantité à proximité des bases militaires ou des aéroports.

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    D'Anthony Brown tient un poisson-appât. Un moratoire ciblant la pêche au bar rayé est en vigueur depuis 2008 mais aucune agence sanitaire officielle n'a émis d'avertissement concernant la consommation des autres poissons du fleuve.
    PHOTOGRAPHIE DE Jeremy M. Lange

    Cependant, ces substances chimiques présentent un danger pour la santé si elles sont ingérées car elles peuvent agir en tant que perturbateur endocrinien, le nom donné par les scientifiques aux substances capables de semer le chaos dans le fonctionnement hormonal naturel de l'organisme.

    « Les PFAS se rapprochent beaucoup des acides gras contenus dans nos aliments, » déclare Susanne Brander, écotoxicologue à l'université d'État de l'Oregon qui se spécialise dans les effets des toxines sur les poissons. « Les poissons ingèrent ces produits chimiques et les récepteurs des cellules les identifient comme étant des acides gras. Alors qu'en fait, c'est une molécule imposteur. Le message est brouillé. »

    Les liaisons carbone-fluor des PFAS comptent parmi les plus solides de la nature, ce sont elles qui empêchent ces substances de se décomposer facilement. Cependant, cela signifie également que les PFAS peuvent subsister plus longtemps dans les sédiments des cours d'eau et s'accumuler plus facilement dans l'organisme après ingestion.

    En Caroline du Nord, les PFAS sont fabriqués depuis les années 1950, d'abord par DuPont puis par Chemours. En 2016, une étude parue dans la revue Environmental Science and Technology montrait que les PFAS déversés par Chemours dans le fleuve Cape Fear finissaient par se retrouver dans l'eau potable.

    Selon Lee Ferguson, ingénieur en environnement de l'université Duke, il est possible que les PFAS soient à l'origine des problèmes rencontrés par la population de bars de la région.

    « Au vu des concentrations en PFAS dans le fleuve, tout semble indiquer qu'ils pourraient être source de problèmes pour l'ensemble de l'écosystème aquatique, » dit-il.

     

    UNE POPULATION EN LUTTE

    Les populations de bar rayé du fleuve Cape Fear sont sur la pente descendante depuis 50 ans. Au 20e siècle, le fleuve a essuyé les attaques de trois bourreaux de l'environnement : construction de barrage, surpêche et augmentation de la pollution qui ont rendu difficile la survie des poissons.

    Empêcher la disparition de ce poisson-star de la pêche sportive a nécessité une intervention humaine méticuleuse. Des passes à poissons ont été ajoutées aux écluses et barrages afin de permettre à ces poissons migrateurs de les traverser et un moratoire visant la pêche de cette espèce a été instauré en 2008.

    Depuis 1998, la North Carolina Wildlife Resources Commission travaille au rétablissement du bar rayé en ajoutant aux populations sauvages des poissons élevés en écloseries, ces infrastructures construites par l'Homme où les poissons naissent et grandissent jusqu'à être suffisamment matures pour être acheminés dans les rivières.

    La population de bars rayés est en déclin dans la région depuis des décennies. Les scientifiques se demandent à présent si les niveaux élevés de pollution aux PFAS dans le fleuve Cape Fear n'y seraient pas pour quelque chose.
    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    Cependant, la population de bars rayés ne se reproduit pas suffisamment pour garantir sa propre pérennité. Une étude réalisée en 2014 a montré que, malgré des années d'intervention humaine et plusieurs centaines de milliers de bars éclos hors sites introduits dans le fleuve Cape Fear, une région capable d'accueillir plus de 100 000 poissons n'en possédait qu'un peu plus de 15 000.

    Entre avril et août 2018, Belcher et son équipe de chercheurs ont attrapé 58 bars rayés dans le fleuve sur lesquels ils ont effectué des prélèvements sanguins. Dans tous les poissons sans exception, les chercheurs ont trouvé 11 types de PFAS à haute concentration. En les comparant aux bars rayés élevés dans des installations aquacoles, ceux de Cape Fear avaient 40 fois plus de PFAS dans leur sang.

    Deux études antérieures indiquent que ces substances chimiques perturbent les fonctions hépatiques et immunitaires chez les poissons. En outre, l'une de ces substances, appelée PFOS, est une variante interdite à la production aux États-Unis depuis le début des années 2000, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours présente dans le fleuve.

    Pour simplifier, les PFAS peuvent être classés selon deux catégories : chaîne courte ou chaîne longue, selon le nombre d'atomes de carbone dans leur structure moléculaire. Les PFAS à chaîne courte ont une durée de vie généralement plus courte, ce qui a conduit en 2006 l'Agence de protection environnementale des États-Unis à encourager huit des plus gros producteurs américains de PFAS à éliminer deux PFAS à longue chaîne : les PFOA et les PFOS, pour leur préférer leurs homologues à chaîne courte.

    Pour remplacer les PFOA, Chemours puis DuPont se sont mis à fabriquer des PFAS à chaîne plus courte sous l'appellation GenX. L'intégralité des échantillons sanguins prélevés par Belcher sur les bars rayés du fleuve contenaient des PFOS et un peu moins de la moitié testaient positifs au GenX.

    « Notre hypothèse est qu'ils ont joué un rôle significatif dans l'impact sur la reproduction, » déclare Belcher à propos des PFAS.

     

    UN PUZZLE COMPLEXE

    Les PFAS ne sont pas les seules substances qui polluent le fleuve Cape Fear, il faut aussi inclure le ruissellement agricole et les cendres de charbon. Pour Ferguson, identifier le produit chimique à l'origine de ces difficultés revient à jouer à un jeu de la taupe environnemental : « On identifie un problème et trois autres apparaissent. »

    « L'environnement physique a fait l'objet d'une analyse plutôt approfondie et rien n'en est ressorti, » indique Belcher à propos des études sur les barrages et les écluses qui entravent les mouvements des poissons. « Plusieurs facteurs mettent les systèmes sous tension et la pollution chimique est l'un d'eux. »

    Brander, qui étudie également les effets des pesticides et des microplastiques, considère elle aussi que les PFAS font partie des substances chimiques les plus problématiques lorsqu'elles s'immiscent dans les systèmes aquatiques.

    « Je pense que c'est l'une des préoccupations majeures à l'heure actuelle, notamment au vu des concentrations constatées, » déclare-t-elle. « Cela explique pourquoi on trouve encore des taux aussi élevés de PFOS et PFOA alors que leur production est à l'arrêt depuis le début des années 2000. »

    L'un des défis posés par l'étude des effets sur la santé des PFAS est leur impact différé. Au lieu de cibler le corps de façon aiguë, les PFAS s'accumulent au fil du temps et les substances chimiques ingérées par un organisme dans ses jeunes années peuvent ne pas se manifester avant l'âge adulte, explique Brander.

    Avec le moratoire ciblant les bars rayés, il est peu probable que de nombreuses personnes vivant aux abords du fleuve consomment cette espèce. Belcher indique toutefois dans son étude que des espèces plus communément consommées comme le poisson-chat, amateur des profondeurs, présentent également un risque pour la santé.

    Jusqu'ici, aucun avis de consommation lié aux PFAS n'a été émis en Caroline du Nord et bon nombre des impacts potentiels sur l'Homme restent inconnus.

    « En médecine clinique, on peut dire que si votre cholestérol est supérieur à 200, alors il pose problème et on connaît les conséquences, » indique Jane Hoppin, enquêtrice principale du projet GenX Exposure Study qui vise à déterminer les effets de GenX sur la santé humaine. En ce qui concerne les PFAS, il n’est pas encore possible d'établir un lien entre la concentration mesurée dans le sang et un éventuel impact direct sur la santé.

    Les PFAS ont plutôt tendance à « interférer avec plusieurs fonctions vitales en augmentant par exemple le risque de cholestérol, d'hyperthyroïdie ou en altérant la réponse immunitaire — autant de subtilités qui peuvent au final avoir un impact majeur, » explique-t-elle.

    De la même façon, reprend Belcher, la nature subtile de ces substances chimiques rend difficile la détermination des conséquences sanitaires chez les poissons. Lorsqu'un environnement est confronté à une longue liste de polluants atmosphériques et aquatiques, comment être sûr qu'un produit est plus coupable que les autres ?

    Malgré la crise actuelle du coronavirus qui entraîne la fermeture de nombreux laboratoires à travers le pays, Belcher indique avoir la ferme intention de poursuivre l'étude des PFAS ce printemps avec son équipe. Récemment, ils ont prélevé le sang de plusieurs alligators de Cape Fear qui attend encore d'être analysé et, au mois d'avril, ils examineront l'impact des PFAS sur les embryons de poissons.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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