États-Unis : Les couvre-lits colorés de cette artiste afro-américaine ont inspiré des générations d’artisans

Seuls deux des couvre-lits cousus par Harriet Powers au 19e siècle nous sont parvenus, mais leur dynamisme et leur influence spirituelle ont laissé leur empreinte sur l’art américain.

De Cathy Newman
Publication 7 févr. 2023, 16:53 CET
Cette photographie non datée de Harriet Powers serait la seule à exister. Son couvre-lit biblique (le ...

Cette photographie non datée de Harriet Powers serait la seule à exister. Son couvre-lit biblique (le Bible Quilt) a attiré de nombreux admirateurs lors d’une exposition en 1895. Parmi eux se trouvait Lorene Curtis Diver, qui désirait se renseigner sur son autrice. Elle a retrouvé Harriet Powers et lui a écrit. La réponse que cette dernière lui a adressée contenait une liste des autres couvre-lits qu’elle avait créés : « En 1872, j’ai fabriqué un couvre-lit de 4 mille et 50 losanges […] En 1887, j’ai exposé le couvre-lit aux étoiles à l’association des foires pour personnes de couleur d’Athens […] J’ai composé un couvre-lit inspiré de la Cène du Nouveau Testament. 2 mille et 500 losanges. » On ignore quel destin ont connu ces autres couvre-lits. Toujours est-il que l’endroit où ils se trouvent est une énigme alléchante pour les historiens de l’art.

PHOTOGRAPHIE DE MUSEUM OF FINE ARTS, BOSTON / SCALA, FLORENCE, Boston, Scala, Florence

Sur une photographie que le temps a couvert de petites taches, une femme regarde droit devant elle. Ses mains robustes aux longs doigts fuselés tiennent une chute de tissu. Elle porte un tablier. À y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas là que d’une modeste icône domestique. On a affaire à une profession de foi artistique. Le tissu de son tablier est fait d’un coton peu onéreux tout ce qu’il y a de plus banal mais est embelli par des bords festonnés et une profusion peu commune d’appliqués en forme de soleils. Ces soleils rappellent ceux qui se trouvent sur deux couvre-lits de la fin du 19siècle également cousus par cette femme : Harriet Powers, une Afro-Américaine originaire d’Athens, en Géorgie. Née en esclavage, Harriet Powers finirait par transcender sa condition pour exprimer sa vision puissante et créative au moyen de carrés de tissus cousus les uns aux autres.

On peut se faire une idée de sa vision grâce à un couvre-lit de sa création (le Pictorial Quilt) qui fait partie de la collection du Musée des Beaux-Arts de Boston (MFA). Son autre chef-d’œuvre ayant résisté à l’épreuve du temps, le Bible Quilt, peut être admiré au Musée national d’histoire américaine de la Smithsonian Institution. Les deux datent de la fin du 19e siècle. Si la fabrication de couvre-lits ne trouve pas sa source aux États-Unis, elle entretient toutefois un lien fort avec le pays. Ces couvertures étaient à la fois pratiques et artistiques, souvent profondément personnelles, et reflétaient les artistes eux-mêmes.

Bien que certaines couleurs aient passé avec le temps, le génie du travail de Harriet Powers sur la Pictorial Quilt continue de briller. Les quinze cases de cette couverture dépeignent des épisodes de la Bible ainsi que des événements de la vie de l’artiste.

PHOTOGRAPHIE DE ALBUM/GRANGER, Granger

Dans les archives du MFA, l’entrée concernant le Pictorial Quilt est aussi simple et directe que le regard de sa créatrice : 

Couvre-lit cousu en appliqué, tissus en coton teints et imprimés appliqués sur du coton. Le couvre-lit est divisé en quinze rectangles illustrés. Ouvragé avec des pièces de coton beiges, roses, mauves, orange, rouge foncé, vert de gris et aux nuances bleues...

Ce que ne disent pas les notes, et que seuls les deux couvre-lits peuvent révéler, est que ces derniers constituent le témoignage personnel d’une femme à la foi et à la confiance en elle inébranlables. La romancière Alice Walker décrivait d’ailleurs le Bible Quilt comme « un couvre-lit à nul autre pareil dans le monde […], l’œuvre d’une artiste qui a laissé son empreinte sur les seuls tissus qu’elle pouvait s’offrir. » La folkloriste Gladys-Marie Fry avait pour habitude d’aller s’asseoir devant ce couvre-lit et de se perdre en songeries. « Qui était Harriet ? se demandait-elle. Quelle fut son histoire ? »

 

RECONSTITUER LA VIE DE HARRIET POWERS

L’histoire de Harriet Powers, à l’inverse de ses couvre-lits, a dû être reconstituée, déduite des chutes dont les biographes se servent pour assembler une vie : lettres, archives de musées, photographies ternies, entretiens, revues universitaires, catalogues d’exposition et coupures de journaux. On sait que Harriet Powers est née esclave en 1837 dans le comté de Madison, en Géorgie, qu’elle s’est mariée en 1855, qu’elle a emménagé dans une ferme des environs d’Athens avec son mari Armstead après la proclamation d’émancipation. Elle était profondément religieuse, lettrée et douée.

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    Le Bible Quilt comporte onze carrés illustrés. Ceux-ci dépeignent, entre autres épisodes, le jardin d’Éden, l’échelle de Jacob et la Cène. Sur ce couvre-lit et sur celui exposé au MFA, les cases sont présentées dans l’ordre dans lequel l’artiste souhaite raconter ces histoires : « C’est un cycle, comme une fresque de la Renaissance », explique Jennifer Swope, conservatrice du Département des arts textiles et de la mode du MFA. « Émouvant et d’une simplicité trompeuse. »

     En plus de ses couvre-lits, Harriet Powers a légué une description de chaque case rédigée par ses propres soins. C’était elle la conteuse et elle voulait s’assurer que ses intentions soient bien comprises. « Nous voyons un traumatisme, du souci, de la souffrance, un chaos qui reflètent des histoires de sa propre vie et de celles des Afro-Américains », déclare Tiya Miles, professeure d’Histoire à l’Université Harvard.

     

    DES HISTOIRES D’ÉTOILES QUI CHUTENT

    Sur le troisième carré de la deuxième ligne du Pictorial Quilt se trouve une case centrale particulièrement vivante. Des formes orange semblables à des comètes surmontées de traînées décrivent un arc et se dirigent vers la Terre tandis que quatre personnages humains (une famille) lèvent les bras, peut-être de surprise, de peur, ou bien les deux ; un lapin est assis dans le coin inférieur gauche ; un chat est blotti dans le coin inférieur droit. Une inquiétante main désincarnée flotte en haut à gauche.

     Cette case, écrit Harriet Powers, montre “la chute des étoiles du 13 novembre 1833. Les gens avaient peur et pensaient que la fin était proche. La main de Dieu a retenu les étoiles. La vermine s’est précipitée hors de son lit. » L’événement décrit est bien réel, il s’agit de la pluie de météores des Léonides de 1833. Les étoiles filantes tombaient comme la pluie. « Les gens étaient terrifiés et beaucoup pensaient que le Jugement Dernier était venu, explique Tiya Miles. Ils ont émis l’hypothèse que Dieu était en train de mettre fin au monde, et certains esclavagistes se sont inquiétés de ce que le fait de posséder des humains puisse constituer un pêché qui aurait mené à cet instant fatidique. » 

    La pluie de météores s’est produite avant la naissance de Harriet Powers mais cet épisode lui avait été raconté. Le couvre-lit était sa propre version des événements : blessure, mal, chaos et puis enfin le salut incarné par la main de Dieu.

     

    EXPOSITION

    Le Pictorial Quilt, exposé à Nashville en 1897, fut acheté par un « groupe d’enseignantes » de l’Université d’Atlanta comme cadeau pour le révérend Charles Cuthbert Hall, possiblement pour fêter sa nomination au poste de président de l’Union Theological Seminary.

    Le Bible Quilt fut exposé en 1886 à l’occasion d’une foire s’étant tenue à Athens, en Géorgie, où Jennie Smith, professeure d’art blanche dans une école de filles, tenta de l’acquérir. Mais elle n’était pas à vendre. Des années plus tard, la famille Powers, en difficulté financière, finirait par la mettre en vente. Forcée de vendre « l’enfant chéri de son cerveau », Harriet Powers livra la commande dans un char à bœufs. Elle décrivit la façon dont elle tenait ce « fardeau précieux sur ses genoux, recouvert par un sac de farine propre et enveloppé de nouveau dans un sac en toile de jute ». Selon Jennie Smith, elle retourna plusieurs fois rendre visite à son couvre-lit. « Quand je lui ai promis de lui garder toutes mes chutes, cela l’a consolée de sa perte, mais seulement dans une certaine mesure. »

    Le Bible Quilt dépeint des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament : le jardin d’Éden, Caïn et Abel, l’échelle de Jacob, la Cène et la Sainte Famille. Ce chef-d’œuvre de Harriet Powers peut être admiré au Musée national d’histoire américaine de la Smithsonian Institution à Washington.

    PHOTOGRAPHIE DE DON DE M. ET MME. H. M. HECKMAN / NATIONAL MUSEUM OF AMERICAN HISTORY, National Museum of American History

    Les deux courtepointes finiraient leur parcours dans des collections de musées. Mais cette partie de l’histoire – le périple de ces œuvres passées de mains afro-américaines en mains blanches qui les ont tenues en propriété privée avant qu’elles ne finissent accrochées dans des musées – n’a selon Tiya Miles rien d’évident car il y a une dynamique complexe de la « race » à l’œuvre dans le fait de faire des collections, de la philanthropie et d’administrer des œuvres en tant que musée. « Ce n’est pas du plein gré de Harriet Powers que ses courtepointes se sont retrouvées à être exposées dans deux des plus grands musées du pays », a-t-elle notamment écrit. Mais d’autre part, c’est grâce à ce périple que ces couvre-lits ont pu être préservés, appréciés et reconnus pour leur importance.

    UN HÉRITAGE INFLUENT

    Si elle avait su que ses courtepointes seraient accrochées au mur d’un musée, « elle aurait loué le Seigneur », s’amuse Kyra Hicks, créatrice de couvre-lits et spécialiste de l’artiste. Harriet Powers était fière de son travail. « Lorsqu’elle était en vie, elle ne cachait pas ses œuvres dans une malle ou sous un dessus-de-lit », écrit Laurel Thatcher Ulrich, professeur d’Histoire émérite de l’Université Harvard. « Quand d’autres personnes admiraient ses couvre-lits, elle tenait à expliquer leur signification. Ses couvre-lits ont survécu non seulement parce que ce sont des œuvres d’art remarquables mais aussi parce qu’elle en parlait à quiconque voulait bien l’écouter », poursuit-il.

    Sa voix est audible à travers ses couvre-lits mais aussi plus directement dans une lettre que Kyra Hicks a découverte dans les archives de la Société d’histoire du comté de Lee, à Keokuk, dans l’Iowa. Harriet Powers avait 58 ans et parlait dans cette lettre de son église, de son mari, de ses neuf enfants, de l’apprentissage de la lecture et de ses couvre-lits ; elle en mentionne trois (dont un comportant 2500 losanges) mais on ignore où ils se trouvent. Il est tentant d’espérer que ceux-ci soient tapis dans une malle en attendant d’être découverts, mais on peut déjà s’estimer heureux d’en avoir deux. « Ne sommes-nous pas chanceux qu’il y ait eu des mains aimantes pour les transmettre ? », demande Kyra Hicks.

    Aujourd’hui encore, des artistes américains perpétuent la tradition séculaire de la confection de couvre-lits. En 2021, le Musée des Beaux-Arts de Boston a organisé une exposition autour des couvre-lits de Harriet Power qui accueillait également des couvre-lits américains confectionnés entre le 17e et le 21e siècles. « To God and Truth », œuvre de l’artiste Bisa Butler, originaire du New Jersey, était un des moments forts de l’exposition. Son œuvre aux couleurs vives reproduit une photographie de l’équipe de baseball du Morris Brown College prise en 1899. Elle a composé chacun de ces jeunes hommes à partir de tissus imprimés colorés provenant d’Afrique de l’Ouest, ramenant ainsi leur présent américain à leur héritage africain.

    PHOTOGRAPHIE DE MUSEUM OF FINE ARTS, BOSTON / SCALA, FLORENCE , Boston, Scala, Florence

    On peut également s’estimer heureux d’avoir ce portrait d’elle dans lequel elle contemple les décennies. Harriet Powers s’est rendue dans le studio d’un photographe d’Athens pour réaliser ce cliché, un acte d’auto-documentation délibéré qui témoigne de sa confiance en elle. Elle se tient seule, il n’y a qu’elle, les doigts enveloppés de tissu, enveloppée dans son art. « Voilà ce que j’accomplis », dit-elle dans cette lettre. Harriet Powers savait ce qu’elle valait.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise. 

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