Les origines sinistres des mythes japonais

De nombreuses légendes célèbres au Japon sont originaires de la région de Tohoku, dont l’histoire est marquée par les catastrophes naturelles, les famines et l’isolement.

De Lance Henderstein
Publication 9 janv. 2024, 16:12 CET
Les namahage sont des esprits qui rendent visite à des familles dans leur foyer une fois ...

Les namahage sont des esprits qui rendent visite à des familles dans leur foyer une fois par an afin de vérifier que chacun fait sa part et que les enfants sont sages. Ils sont l’une des nombreuses créatures mythiques populaires de la région de Tohoku, au Japon. 

PHOTOGRAPHIE DE Kyodo, AP Images

Des fantômes d’enfants qui s’amusent dans les salons, des esprits qui noient des imprudents et des divinités qui descendent des montagnes pour punir ceux qui fuient leurs responsabilités. Voilà les quelques créatures qu’on retrouve dans le folklore de Tohoku, région la plus au nord de l’île principale du Japon, dont la géographie isolée, le climat rude et l'histoire marquée par des catastrophes naturelles ont pu nourrir l’imaginaire de ses habitants. 

Vous avez sûrement déjà vu, en cherchant un emoji, l’oni à la peau rouge 👹, une sorte de gobelin vivant dans les montagnes ou les grottes, ou le tengu au long nez 👺, une divinité mi-humaine mi-oiseau. Ces êtres surnaturels, qui font tous deux partie du folklore japonais, proviennent de groupes qui se recoupent appelés kami, qu’on traduit maladroitement par « divinité » ou « esprit », et yokai, qui signifie « apparitions étranges ». 

Le folklore japonais est dérivé de traditions orales régionales des peuples autochtones du Japon, comme les Emishi de Tohoku, qui se sont mélangées aux concepts religieux bouddhistes et shintoïstes ainsi qu’à des contes populaires importés d’autres régions du monde. Avec le temps, ces histoires locales ont pris l’apparence moderne qu’on retrouve aujourd’hui dans les rites religieux japonais, les beaux-arts, les jeux vidéo et, bien sûr, les émoticônes.

Dans une estampe tirée de La Parade nocturne des 100 démons de Kawanabe Kyōsai, un tengu, qu’on reconnait à son long nez et ses ailes, tient un instrument à anche appelé sho et un bâton de pèlerin. Il est suivi de son serviteur. 

ILLUSTRATION DE Kawanabe Kyōsai

 

COMMENT LE FOLKLORE JAPONAIS S’EST NOURRI DE L’HISTOIRE DE TOHOKU

Les légendes de la région du Tohoku ne sont pas purement fantastiques. Beaucoup ont été inspirées de l'histoire difficile de la région, marquée par les catastrophes naturelles, les famines et l'isolement géographique.

La ville de Tono, dans la préfecture d'Iwate, est une source particulièrement importante de cette mythologie. L’isolement de cette ville nichée dans une vallée, entre les montagnes, a permis à de nombreux folklores japonais anciens de survivre jusqu'à l'époque moderne.

Kunio Yanagita y a compilé les souvenirs d'un homme de la région, Kizen Sasaki, pour créer le recueil de référence de contes populaires ruraux intitulé Contes de Tono, publié en 1910.

Le recueil de Yanagita et Sasaki a réifié les versions locales des yokai et fait entrer la culture locale dans l'inconscient national et international.

« Les kamis et les yokai sont très différents des concepts occidentaux de dieux qui créent l'univers et ne sont pas de notre monde. Ils font partie intégrante du monde naturel », explique Toshiaki Ishikura, professeur de mythologie et d'anthropologie de l'art à l'université d'art d'Akita. 

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    Sur ce panorama pris du sommet du mont Tamoyachidake à Aomori, on observe, de gauche à droite, les sommets volcaniques des monts Akakuradake, Iodake et Odake. 

    PHOTOGRAPHIE DE James Whitlow Delano, Redux

    Presque tous les phénomènes mystérieux du folklore japonais, y compris de nombreux kami, peuvent être considérés comme des yokai. 

    « Les yokai sont de simples créatures mythiques du folklore japonais, mais ils permettent d'observer différents aspects des croyances, de la société et de l'histoire japonaises », explique Hiroko Yoda, autrice ayant co-écrit le livre Yokai Attack ! Guide de survie contres les yokai et autres monstres japonais.

     

    KAPPA : DES ESPRITS AMPHIBIES AU PASSÉ SOMBRE

    L’un des yokai les plus populaires du folklore japonais est le kappa, une créature amphibie verte et semblable à un enfant avec un bec jaune à la place de la bouche et une carapace de tortue sur le dos. 

    À l'origine, il constituait l’image monstrueuse du véritable danger de noyade dans les rivières si l'on ne faisait pas attention. Cette image a évolué au fil du temps et s’est adoucie pour être commercialisée. Les personnages de Pokémon Golduck et Lotad, ainsi que Gamakichi, dans Naruto, sont des versions animées de ces yokai qui effrayaient autrefois. Néanmoins, le kappa vert et mignon d'aujourd'hui est apparu relativement récemment. Il était pendant la période Edo (1603-1868) une créature poilue ressemblant à une loutre. 

    L'image moderne du kappa est née de la culture de l'imprimerie japonaise et des motifs de l’ukiyo-e (gravure sur bois) de l'ère Meiji (1868-1912), explique Ishikura. « Dans les villes, les imprimeurs et les artistes ont réimaginé les personnages de yokai des populations rurales qui les avaient inventés. Ces images produites en série ont rapidement remplacé les versions locales. »

    Le comportement d’un kappa est représenté de façons très diverses et contradictoires. Ils sont enjoués et espiègles, vindicatifs et meurtriers, d’une grande force physique et d’une intelligence remarquable, mais on les dupe facilement, souvent par le même scénario. Ils acceptent les concombres, leur aliment préféré, en cadeau et noient parfois ceux qui refusent de leur en offrir.

    Leurs super-pouvoirs sont contrebalancés par leur talon d'Achille, une flaque d'eau au sommet de leur tête qui, si elle est renversée, leur enlève tout pouvoir. Curieusement, les kappas sont très attachés au décorum et s'inclinent devant quiconque s'incline en premier, ce qui provoque le déversement de l'eau et donne l’occasion aux humains de s'échapper.

    Le kappa est passé d’une créature meurtrière à une image plus mignonne des temps modernes. Elle a même servi d’inspiration pour des Pokémons.

    ILLUSTRATION DE Akamatsu Sōtan via British Library Board, Bridgeman Images

    Selon Ishikura, les aspects les plus sombres des contes sur les kappas pourraient être un écho de l'histoire difficile de la région de Tohoku , marquée par des famines et des taux élevés de mortalité infantile dus à un climat rude, des catastrophes naturelles, dont des éruptions volcaniques, et au fait que les impôts de la région se payaient en riz.

    « Dans la région de Tohoku, l’infanticide était parfois utilisé comme moyen de contrôle des naissances en raison des famines qui se répétaient. Les corps des enfants non désirés étaient généralement jetés dans les rivières ou les lacs », explique le professeur Ishikura. « De nombreux habitants de Tono pensent que cette pratique dramatique est l'une des origines de la figure du kappa. »

    Les kappas du Tono sont en fait de couleur rouge plutôt que verte, ce qui pourrait faire allusion au mot japonais désignant un enfant, akachan, qui dérive de aka, qui signifie rouge.

     

    LES ZASHIKI-WARASHI : DES ESPRITS AUX TRAITS ENFANTINS

    Un autre yokai de la région de Tohoku rendu célèbre par le Tono Monogatari sont les zashiki-warashi, des esprits qui hantent les salles de tatami des maisons, apportant malgré eux la fortune aux familles à qui ils rendent visite et emportant cette chance avec eux lorsqu'ils partent, ce qui promet des temps difficiles à ces familles. 

    Les contes mettant en scène les zashiki-warashi évoquent la fortune qui va et qui vient des familles de Tono, soumises à de longs hivers, à la famine, à la malnutrition et aux catastrophes naturelles, ce qui, selon Ishikura, a donné naissance à une culture d'accueil des yoshi, des enfants orphelins ou abandonnés. 

    Ishikura explique que les zashiki-warashi jouent souvent dans des pièces ouvertes et que quiconque en apperçoit ne doit pas intervenir. 

    Sasaki a émis l'hypothèse que les zashiki-warashi étaient les esprits des enfants qui avaient été tués et enterrés dans la maison, encore une référence au spectre de l'infanticide, largement répandu dans la région de Tohoku par le passé. D'autres récits évoquent la possibilité que les zashiki-warashi soient en fait des kappas métamorphes, qui entrent dans les maisons pour faire des farces.

     

    LES NAMAHAGE : DIVINITÉS DE LA RESPONSABILITÉ FILIALE

    Le folklore japonais n'est pas une simple fiction restreinte aux écrits : il fait partie de l'histoire vivante. Les namahage, traditions de la péninsule d'Oga, dans la préfecture d'Akita, en sont un exemple. Dans celles-ci, des hommes se déguisent en ogres et attisent les feux de la croyance envers les anciens kamis afin que leur tradition puisse se perpétuer. 

    Les namahage sont des kamis du temps, qu’on appelle raihō-shin, des démons sauvages au visage rouge qui descendent bruyamment dans les villages, effraient les enfants, et réprimandent les paresseux, garantissant de bonnes récoltes ou une bonne année. 

    Le plus célèbre de ces festivals est le Namahage Sedo dans la péninsule d'Oga, à Akita, où les namahage descendent des montagnes pour marquer le 15jour de la nouvelle année lunaire et effrayer les enfants qui ne se tiennent pas bien. Semblables aux krampus de la culture alpine germanophone, ils viennent d’ailleurs pour punir ceux qui ne font pas leur part du travail ou qui causent des problèmes.

    Le nom namahage dériverait de namomi, qui désigne les cloques de chaleur qui se forment lorsqu'on reste assis paresseusement trop longtemps devant l'âtre, et que les namahage viennent couper avec leurs couteaux avant de les consommer. 

    Dans les communautés où le travail en commun et le respect des règles peuvent être une question de vie ou de mort au moment de l'hiver, Ishikura explique que le rituel du namahage est également l’occasion de relâcher la pression au milieu de la saison. 

    Malgré leur apparence d'oni, les namahage conservent leur statut de kami plutôt que de yokai. « Ils sont respectés en tant que kami par les enfants qu'ils effraient et par les familles qui leur offrent du saké, des gâteaux de riz et autres friandises. Les namahages restent des kamis car on les vénère toujours. »

    Dans une estampe tirée de La Parade nocturne des 100 démons de Kyōsai, des adultes et des enfants se blotissent les uns contre les autres autour d'un braiser ou d'un feu de charbon pour écouter des histoires de fantômes. 

    ILLUSTRATION DE Kawanabe Kyōsai

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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