Pourra-t-on vraiment vivre jusqu’à 150 ans grâce aux greffes d’organes ?
Certains biohackers rêvent d’un avenir où les greffes d’organes permettront aux humains de devenir immortels. Mais il existe encore des obstacles importants, dont un de taille : on ne peut pas encore greffer de cerveau humain.

Un rein attend d’être préparé en vue d’une greffe. Aux seuls États-Unis, la vie de plus de 800 000 patients a été sauvée ou améliorée grâce à des greffes. Mais les scientifiques spécialistes de la longévité mettent en doute les affirmations de ceux qui prétendent que le remplacement de tous nos organes pourrait rendre les humains immortels.
Quand le président chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine se sont réunis la semaine dernière, à Pékin, beaucoup s’attendaient à des discussions sur des sujets géopolitiques, comme la sécurité énergétique, le commerce mondial ou les conflits militaires. Au lieu de quoi, ces dirigeants, tous deux âgés de soixante-douze ans, ont été surpris par un micro resté ouvert en train de parler d’un possible recours aux greffes d’organes et à la médecine moderne pour vivre plus longtemps, voire pour toujours.
« La biotechnologie fait des progrès », entend-on Vladimir Poutine dire à Xi Jinping par l’intermédiaire de son traducteur dans un enregistrement audio initialement capté par la Télevision centrale de Chine (CCTV). « Il y aura constamment des greffes d’organes humains et il se peut même que les gens rajeunissent en vieillissant, jusqu’à, pourquoi pas, atteindre l’immortalité. »
« Il est possible que, dans ce siècle, les humains puissent vivre jusqu’à cent cinquante ans », a prédit Xi Jinping.
Mais les greffes d’organes peuvent-elles vraiment nous aider à vivre jusqu’à cent cinquante ans ? Pas vraiment, répondent les spécialistes de la question.
« La greffe d’organes n’est pas la voie vers l’immortalité », prévient Arthur Caplan, professeur, directeur du département d’éthique médicale à la Faculté de médecine Grossman de l’Université de New York et spécialiste de l’éthique de la greffe d’organes.
Pour les personnes qui ont un organe défaillant, la greffe peut être salutaire. Mais pour celles qui essaient de lutter contre le vieillissement, la greffe d’organes est trop risquée, trop chère et comporte des limites importantes : une greffe ne guérira pas la plupart des maladies systémiques courantes liées à l’âge. Il n’existe pas non plus assez d’organes pour répondre à la demande actuelle, et encore moins pour soutenir un remplacement d’organes généralisé. En outre, il est actuellement impossible de greffer un cerveau. Imaginez ce que serait la vie avec un cœur robuste mais avec un cerveau qui se dégrade : un cauchemar, affirme Arthur Caplan.
« Le mouvement pour la longévité en est au niveau moléculaire, pas au stade du remplacement d’organes », ajoute-t-il.
Nir Barzilai, professeur de médecine et de génétique à la Faculté de médecine Albert-Einstein de New York et président de l’Académie pour la recherche sur la santé et la durée de vie, abonde en ce sens. Des scientifiques ont mis au point de bien meilleures stratégies, comme l'édition du génome, les médicaments anti-âge, et les thérapies par cellules souches, pour prolonger la vie. « Nous pouvons ralentir le vieillissement et même l’inverser », ajoute-t-il.
L’ESSOR DES GREFFES D’ORGANES
On trouve dans les mythologies anciennes de miraculeux récits de greffes d’organes destinées à soigner des maladies. Mais ce n’est que dans les années 1950 que ces mythes devinrent une réalité médicale. En 1954, des chirurgiens réalisèrent la première greffe d’organe, transplantant un rein d’un jumeau identique à un autre. À la fin des années 1960 déjà, des chirurgiens avaient réalisé des greffes du foie, du cœur et du pancréas, tandis que les greffes pulmonaires et intestinales commencèrent dans les années 1980.
Au cours des décennies suivantes, la science surmonta des obstacles techniques complexes pour rendre les greffes d’organes plus sûres et plus efficaces : les chercheurs apprirent à mieux anastomoser les vaisseaux sanguins, à préserver la fonction des organes hors du corps pendant leur stockage et à gérer la réponse immunitaire de sorte à éviter leur rejet grâce à des médicaments immunosuppresseurs.
Aux seuls États-Unis, plus de 800 000 patients ont vu leur vie sauvée ou leur qualité de vie améliorée grâce à des greffes depuis le début du suivi national en 1988.
LE REMPLACEMENT D’ORGANES PEUT-IL NOUS RENDRE IMMORTELS ?
Même avec tous ces progrès majeurs, les greffes d’organes demeurent extrêmement risquées.
L’inquiétude principale vis-à-vis de ces opérations est le rejet d’organe. Sans intervention, le système immunitaire attaque l’organe greffé comme s’il s’agissait d’un corps étranger. Les immunosuppresseurs, classe de médicaments mise au point dans les années 1980, permettent aux cliniciens de manipuler les défenses immunitaires du corps pour qu’il accepte le nouvel organe.
Mais ces puissants médicaments qui empêchent le rejet augmentent également de manière considérable le risque d’infections bactériennes, virales et fongiques, qui peuvent être graves, voire présenter un danger pour la vie. Les cliniciens doivent donc trouver un équilibre : inhiber suffisamment le système immunitaire pour empêcher le rejet tout en faisant en sorte qu’il reste suffisamment fort pour combattre de potentiels pathogènes.
Les immunosuppresseurs doivent généralement être pris tout au long de la vie et peuvent provoquer des effets secondaires : diabète, tension artérielle élevée, cholestérol élevé, voire cancer sur le long terme. Suivre plusieurs traitements immunosuppresseurs successifs dans le cadre de greffes multiples est susceptible d’aggraver ces effets.
« Pour greffer tous les organes du corps, il faudrait prendre 400 litres environ d’immunosuppresseurs par jour », explique Arthur Caplan. Une perspective dangereuse.
Un autre problème avec l’utilisation d’organes pour vivre plus longtemps est que le corps perd en résilience avec l’âge. Il est plus difficile de se remettre après un acte chirurgical, de supporter des facteurs de stress physique et de combattre les infections.
« Il n’existe pas encore de greffe pour la fragilité ou la démence », souligne Henry Pleass, professeur de chirurgie à l’Université de Sydney et chirurgien spécialiste des greffes au Westmead Hospital.
De plus, si les organes greffés se maintiennent effectivement plus longtemps que jamais auparavant, souvent plusieurs décennies, ils ne durent pas nécessairement toute la vie, ce qui signifie que la greffe d’organes n’est pas une solution miracle.
« D’abord, il faut survivre à une greffe, explique Nir Barzilai. Cela dépend de l’organe, mais si vous êtes âgé ou fragile, il se peut que vous ne retrouviez jamais votre état initial. Et, tôt ou tard, vous aurez peut-être besoin d’un nouvel organe. Ce n’est pas une stratégie de longévité. »
Arthur Caplan compare cette approche futuriste de biohacker à la chirurgie esthétique. « Vous pouvez changer d’apparence, mais vous mourrez au même âge. »
LES GREFFES D’ORGANES À RÉPÉTITION SONT-ELLES SEULEMENT ENVISAGEABLES ?
À l’heure actuelle, la demande de greffes d’organes excède largement l’offre, même pour les patients qui en ont le plus besoin. Dans le monde, seuls 10 % environ de la demande en greffes est satisfaite, avec des disparités marquées entre les pays. Cette pénurie mondiale signifie que des « mises à jour » d’organes généralisée pour vivre plus longtemps ne sont pas envisageable, et encore moins éthiques, précise Arthur Caplan.
« Le mouvement pour la longévité détourne l’attention des véritables besoins de la majorité des habitants de la planète qui meurent prématurément de problèmes évitables », explique Arthur Caplan, en rappelant que les opérations proposées contre le vieillissement doivent être abordables pour les masses.
« À ce stade, l’idée même d’utiliser la greffe pour vivre plus longtemps n’est pas quelque chose de faisable, ni même d’envisageable, d’autant plus qu’il y a une énorme pénurie d’organes », confirme Éric Verdin, gérontologue et président et P-DG du Buck Institute.
Pour beaucoup de personnes, ce processus a un coût prohibitif. Aux États-Unis, une greffe coûte par exemple 260 000 dollars (220 000 euros) pour un seul rein et jusqu’à plus d’un million de dollars (850 000 euros) pour un nouveau cœur, et cela avant même de compter les frais liés aux traitements médicamenteux qu’il faut suivre à vie. En France, ces coûts sont couverts par l’Assurance maladie.
Les scientifiques s’activent pour remédier à ces deux problèmes. Certains exploitent des techniques d’édition du génome, comme CRISPR, pour modifier génétiquement des organes de porcs et « réduire le risque de rejet », un modèle qui s’est avéré viable chez deux patients. D’autres stratégies consistent à cultiver des organes à partir de cellules souches humaines, à développer des organoïdes et à recourir à l’impression 3D biologique pour produire des organes à la demande. Cependant, aucune de ces stratégies n’a encore trouvé d’application clinique à grande échelle.
« Les greffes d’organes sont une solution de personne riche, et encore, il s’agit d’une solution incomplète », prévient Arthur Caplan. Ces opérations consistent souvent à remplacer une « maladie grave compromettant la survie par une maladie chronique », car il faut prendre des immunodépresseurs, précise-t-il.
Plutôt que de greffer des organes, Alejandro Soto-Gutierrez, professeur de pathologie à la Faculté de médecine de l’Université de Pittsburgh, pense que le vrai futur de l’extension de la durée de vie réside dans des techniques de reprogrammation des vieux organes malades. « Je vois un avenir sans greffes à proprement parler. »
EXISTE-T-IL DE MEILLEURES STRATÉGIES POUR LA LONGÉVITÉ ?
Si les xénogreffes et la fabrication d’organes ont fait des progrès « considérables » ces cinq à dix dernières années, Alejandro Soto-Gutierrez estime que le champ de la médecine translationnelle a avancé plus vite. Cette discipline recourt à des technologies telles que l’ARN messager, CRISPR et la reprogrammation cellulaire pour changer la façon dont les gènes s’expriment. Les scientifiques ont l’intention de cibler les quatre facteurs de Yamanaka, des protéines capables de reprogrammer des cellules adultes vieillissantes en cellules souches pluripotentes plus jeunes, pour contribuer à inverser les fameux « marqueurs du vieillissement » chez les humains, le saint Graal de la recherche sur le vieillissement.
« Je crois personnellement que les thérapies géniques seront mises au point plus vite et qu’il n’y aura plus besoin de greffes dans les années à venir, et qu’on prolongera ainsi la vie d’organes plus jeunes et en meilleure santé », prédit Alejandro Soto-Gutierrez.
Nir Barzilai imagine un traitement qui, un jour, effacera les signes de l’âge. « Si nous pouvons vivre jusqu’à cent cinquante ans, je ne pense pas que ce sera dans un corps âgé, mais dans un corps jeune », explique-t-il avant de rappeler qu’il est bien plus facile de ralentir le vieillissement que de l’inverser. Les scientifiques peuvent désormais partiellement manipuler le vieillissement cellulaire, rajeunir des tissus âgés et d’éliminer les cellules sénescentes qui favorisent l’inflammation et les maladies. À l’avenir, nous pourrions être en mesure de faire cela de manière systématique, probablement en se faisant injecter un « cocktail de biomédicaments ».
« Vous aurez un traitement, et ce traitement effacera certaines facettes de votre vieillissement, et votre vieillissement sera lent et vous resterez en bonne santé plus longtemps », affirme-t-il.
Au lieu de remplacer les organes, Nir Barzilai suggère de se concentrer sur des changements de mode de vie validés par la science, comme l’adoption d’un régime alimentaire à base de plantes ou la pratique d’une activité physique régulière. En ce qui concerne le troisième âge, de nombreux médicaments montrent un potentiel anti-âge (metformine, agonistes des récepteurs du GLP-1, inhibiteurs du SGLT2, rapamycine et bisphosphonates), bien qu’il soit important de noter que la FDA les approuve pour certaines maladies, mais pas pour des traitements liés à la longévité. Tout traitement doit être pris sous la supervision d’un professionnel de santé.
« Il est certain que nous aurons d’ici vingt ans des molécules capables de s’attaquer durablement au vieillissement », prédit Éric Verdin.
Cependant, attention aux « remèdes miracles », prévient Nir Barzilai. Notre obsession collective pour le prolongement de la vie a créé un marché mondial colossal pour les thérapies de longévité qui pesait déjà 39 milliards d’euros en 2020, selon certaines estimations. « Il y a beaucoup de charlatans qui racontent n’importe quoi », ajoute-t-il.
VIVRONS-NOUS UN JOUR JUSQU’À 150 ANS ?
Pour ce qui est des prédictions de Xi Jinping, les spécialistes ne sont pas d’accord : Éric Verdin a été surpris que Vladimir Poutine et le président chinois évoquent l’âge de cent cinquante ans comme un âge atteignable.
« Cent cinquante, c’est plutôt une chimère, une chose susceptible d’inspirer les gens, mais pas une chose en laquelle croient la plupart des scientifiques sérieux aujourd’hui, Éric Verdin. Cette prédiction fait perdre de vue certaines des choses géniales que nous pouvons accomplir, à savoir aider chacun à vivre jusqu’à quatre-vingt-quinze ou cent ans. »
Nir Barzilai n’est quant à lui pas d’accord : avec des investissements et des actes, atteindre l’âge de 150 ans est selon lui possible. « Je donnerais à Xi [Jinping] de fortes chances d’avoir raison », avance-t-il.
Et ces investissements ont bel et bien lieu. Les gouvernements de Xi Jinping et de Vladimir Poutine ont investi massivement dans la recherche sur le vieillissement, ainsi que d’innombrables autres dirigeants, investisseurs et institutions scientifiques du monde entier. Les deux pays rencontrent des problèmes liés au vieillissement : en Russie, l’espérance de vie est en baisse, tandis que la Chine possède le plus grand contingent de personnes âgées au monde.
L’espérance de vie a déjà augmenté par le passé. Pendant des milliers d’années, l’espérance de vie humaine a stagné autour de trente ans. Puis, durant la révolution industrielle, avec l’avènement de mesures de santé publique (assainissement, santé publique, vaccins, eau potable), l’espérance de vie a plus que doublé pour atteindre soixante-et-onze ans au 21e siècle. Le record de longévité est quant à lui de cent-vingt-deux ans.
Toutefois, met en garde Éric Verdin, ces quelques décennies de vie supplémentaires entraîneraient l’apparition de nouvelles maladies imprévues. Pour cette raison, dès maintenant, le choix le plus sûr est d’optimiser ces cinq paramètres anti-âge testés et approuvés : exercice, nutrition, sommeil, gestion du stress et liens sociaux.
« Un grand nombre de personnes attendent de nous un supplément ou une pilule magique, déplore Éric Verdin. Nous n’avons rien qui produise le même effet que l’activité physique, la nutrition et un mode de vie sain. » Et c’est mieux encore, car cela ne nécessite aucune intervention chirurgicale.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
