L’Islande vient-elle de passer sa dernière saison de chasse à la baleine ?

Le dernier baleinier d’Islande ne compte pas arrêter la chasse. Pourtant, considérant la baisse de la demande mondiale en viande de baleine, son activité pourrait quoi qu’il en soit être condamnée.

De Rachel Fobar
Publication 14 nov. 2022, 18:41 CET
Un bateau appartenant à Hvalur, la dernière société de chasse à la baleine en Islande, remorque ...

Un bateau appartenant à Hvalur, la dernière société de chasse à la baleine en Islande, remorque des rorquals communs au port après une chasse en août.

PHOTOGRAPHIE DE Arne Feuerhahn, Hard To Port

« Oh mon dieu », s'exclame Arne Feuerhahn à l'attention de compagnon. Installés derrière une colline surplombant un fjord au nord de Reykjavík, ils observent à travers des jumelles les ouvriers d’une station de dépeçage utiliser un treuil à vapeur pour tirer hors de l’eau l’immense dépouille d’un rorqual commun mâle. Il remarquent deux harpons plantés dans le corps de l'animal. Puis deux autres. Au total, il y en a un dans le crâne, deux sur les flancs et un profondément ancré dans le ventre de l’animal.

Feuerhahn, activiste et fondateur de l’ONG de conversation marine Hard to Port, explique qu’il a déjà assisté à plus de soixante remorquages de rorquals communs en Islande mais que, jusqu’à ce jour d’été, il n’avait jamais vu de baleine frappée de plus de deux harpons. C’est « l’évènement le plus perturbant » de cette année de surveillance affirme-t-il.

Fin septembre, les employés de Hvalur, l’unique société de chasse à la baleine en activité en Islande, avaient tiré hors des eaux glaciales de l’Atlantique 148 rorquals communs. ​​​

À la station de dépeçage de Midsandur, au nord de Reykjavík, des employés de Hvalur découpent un rorqual commum. En retirer la peau, la graisse, les organes internes et d’autres éléments peut prendre jusqu’à deux heures et demie. 

PHOTOGRAPHIE DE Sergei Gapon, Anadolu Agency via Getty Images

Un homme épie le travail en cours derrière une barrière. La chasse à la baleine est dans l'ensemble une « activité opaque », la majeure partie du travail étant effectué en mer, explique l’activiste Arne Feuerhahn. 

PHOTOGRAPHIE DE Sergei Gapon, Anadolu Agency via Getty Images

Les baleiniers sont censés tuer les baleines d'un seul tir bien placé. Ils utilisent pour cela un harpon à grenade qui explose quelques secondes après l’impact. Si la manœuvre échoue, ils doivent recharger un canon-harpon, ce qui leur prend six à huit minutes. « Vous comprenez alors combien de temps l’animal a souffert et a lutté pour sa vie », explique Feuerhahn. « Ces quatre harpons, c’était de la pure, pure torture. »

L'Islande est membre de la Commission baleinière internationale (CBI) mais brave l'interdiction de l'organisme de 88 pays portant sur la chasse commerciale à la baleine, en vigueur depuis 1986. En 2006, le pays a commencé à établir des quotas pour encadrer la chasse à la baleine dans ses eaux. Cette année, après une pause de quatre ans liée en partie à la pandémie de COVID-19, Hvalur a repris son activité, de juin à septembre. Les quotas islandais actuels de 161 baleines s’appliquent à la région de Vesturland couverte par la licence de la société, qui expire fin 2023.

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    Un bateau remorque deux rorquals communs au port. Même si l’Islande est membre de la Commission baleinière internationale (CBI), elle brave l'interdiction de l'organisme portant sur la chasse commerciale à la baleine. En 2006, le pays a commencé à appliquer des quotas pour encadrer la chasse à la baleine.

    PHOTOGRAPHIE DE Bara Kristinsdottir, Redux

    L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui a pour la dernière fois évalué l’état des populations de rorquals communs en 2018, les classe comme espèce vulnérable, notamment en raison de la chasse commerciale à la baleine qui a réduit leurs effectifs tout au long du 20e siècle. Les rorquals communs ont beau être rapides, l'apparition des bateaux à vapeur et des harpons explosifs a facilité leur capture. Or depuis les années 1970, les restrictions sur la chasse ont permis aux populations de rorquals et d'autres cétacés de se reconstituer. Le dernier recensement en date, effectué en 2007, évaluait leur population en Islande à environ 30 000 individus.

    Arne Feuerhahn pourrait bientôt pouvoir ranger ses jumelles.

    En février, Svandís Svavarsdóttir, la Ministre islandaise de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche a déclaré à la presse locale qu’il y avait « peu d'intérêt à autoriser la chasse à la baleine » en raison de la nature controversée de l’activité et de la pauvre demande en viande de baleine aujourd’hui.

    Cette illustration de 1911 montre le rôle central qu’a joué l’extraction d’huile de baleine dans l’histoire de l’Islande. Certains Islandais considèrent toujours la chasse à la baleine comme une tradition culturelle importante, explique l’activiste Arne Feuerhahn.

    PHOTOGRAPHIE DE Culture Club, Getty Images

    Ses propos incitent à penser qu'elle ne renouvellera pas la licence de Hvalur l'année prochaine. Au mois d'août, elle a part ailleurs mis en place un règlement exigeant que des inspecteurs du travail surveillent les chasses et que les baleiniers réalisent des enregistrements vidéo des pratiques à bord des navires. Svavarsdóttir a expliqué à National Geographic, que le but de ce réglement était de « rassembler des informations de manière efficace » pour déterminer si les lois en matière de bien-être animal étaient respectées.

    Selon le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), le pourcentage d’Islandais contre la chasse à la baleine a plus que doublé depuis 2013 alors que le pourcentage d'Islandais qui y est en faveur a baissé de plus de 20 %. D’après un sondage réalisé en 2018 par l’entreprise Gallup, seulement 2 % des Islandais déclarent consommer de la viande de baleine régulièrement tandis que 84 % disent n’y avoir jamais touché.

    Les données commerciales internationales indiquent qu’entre 2018 et 2020, l’Islande a envoyé chaque année plus de 1200 tonnes de viande de baleine au Japon, qui a quitté la CBI en 2018. Le Japon dépense environ 38 millions d'euros par an pour subventionner sa propre industrie de chasse à la baleine, d’après l’Animal Welfare Institute. Cependant, un rapport de 2018 montre que la demande en viande de baleine est passée de plus de 200 000 tonnes par an dans les années 1960 à approximativement 4000 à 5000 tonnes aujourd’hui. L’organisme de protection japonais Dolphin & Whale Action Network a expliqué en mai dans un communiqué de presse que les stocks de viande en excès étaient transformés en nourriture pour animaux de compagnie.

    Au 20e siècle, les chasseurs de baleine ont tué près de trois millions de baleines, comme celle sur cette photographie de 1962. Les populations de baleines se sont reconstituées à partir du moment où la majorité des pays a cessé les chasses commerciales. 

     

    PHOTOGRAPHIE DE Rex A. Stucky, Nat Geo Image Collection

    Continuer la pêche à la baleine est « un vrai jeu de dupes vu son impact sur la planète, la biodiversité et le climat », affirme Astrid Fuchs, responsable à Whale and Dolphin Conservation, une ONG dédiée à la conservation et au bien-être des animaux marins.

     

    « UNE ACTIVITÉ TRÈS OPAQUE »

    Après que Hard to Port a publié des photographies de la baleine ayant succombé aux quatre harpons de Hvalur, l'Autorité alimentaire et vétérinaire islandaise (MAST) a annoncé qu’elle comptait mener une enquête pour déterminer si la société avait enfreint les lois sur le bien-être animal cette année. L’agence n’a pas souhaité communiquer sur l’état de l’enquête.

    Les règlements promulgués par la Commission pour les mammifères marins de l’Atlantique Nord (NAMMCO) stipulent que les baleines doivent être tuées « sur le coup ou dans les secondes qui suivent » par un harpon à grenade tiré dans leur « zone vitale », là où se situent le cœur, les poumons, le cerveau et d’importants vaisseaux sanguins.

    Mais la chasse à la baleine est « une industrie très opaque », déclare Feuerhahn. « Elle se passe en mer et personne ne sait vraiment comment ces animaux sont tués ni combien de temps ils souffrent. »

    Avec l'apparition de bateaux plus rapides et d’armes plus puissantes, la chasse commerciale à la baleine a épuisé les populations de rorquals communs au 20e siècle. Aujourd’hui, près de 30 000 de ces créatures majestueuses peuplent les eaux islandaises. 

    PHOTOGRAPHIE DE Doug Perrine, Alamy

    Des ouvriers dépècent une carcasse de baleine, découpant de larges morceaux de viande.

    PHOTOGRAPHIE DE Collart Hervé, Sygma via Getty Images

    Tuer un animal de 45 tonnes en mouvement dans des eaux parfois agitées à l'aide d’un seul harpon requiert une grande précision. Il arrive que le harpon rate les organes vitaux, qu’il ne pénètre pas suffisamment dans le corps de l’animal pour lui causer des dommages mortels ou que la grenade n’explose pas. Dans ce cas, de nouveaux harpons sont tirés.

    Ce n'est pas parce qu'un animal ne bouge plus qu'il est forcément mort explique Fuchs. « Il pourrait juste ne plus pouvoir bouger et souffrir. »

     

    LE DERNIER BALEINIER DE L’ISLANDE

    Celui qui incarne le visage de l’industrie moribonde de la chasse à la baleine en Islande s’appelle Kristján Loftsson. Propriétaire de Hvalur, il a commencé à chasser la baleine à bord du bateau de son père en 1956, à l’âge de 13 ans. Loftsson poursuit son activité, malgré la surveillance et l’opposition internationales, l’agrandissement des sanctuaires baleiniers et la baisse de la demande en viande de baleine. Cet été, Hvalur a envoyé en mer deux baleiniers équipés de canons-harpons.

    Décrit par les activistes et les journalistes comme le vrai Capitaine Achab, Loftsson a déclaré lors d’un appel téléphonique en septembre que les anti-baleiniers le vilipendaient constamment. « Je n’en ai rien à faire », a-t-il dit. « Il peuvent écrire ce qu’ils veulent à mon sujet. »

    « Les baleines ne sont qu'un poisson parmi tant d'autres » avait-il précédemment déclaré à un reporter. « Si elles sont si intelligentes, pourquoi est-ce qu'elles ne restent pas hors des eaux territoriales islandaises ? ». Lorsqu’un média britannique l’avait critiqué pour avoir chassé 150 baleines en 2018, il avait rétorqué que le quota islandais autorisait sa société à en tuer 161.

    Le quota islandais est « suffisant pour avoir des effets négatifs sur les populations de baleines vivant près de la côte islandaise », souligne Justin Cooke, membre du groupe de spécialistes des cétacés de l’IUCN qui avait évalué l’état des populations de rorquals communs en 2018. Cependant, il est « insuffisant pour affecter l’ensemble des populations de rorquals dans l’Atlantique Nord ». La chasse était la principale menace autrefois mais aujourd'hui, avec l’augmentation du trafic maritime, les morts non naturelles de baleines sont principalement liées à des collisions avec des bateaux. 

    D’après Loftsson, les prises légales de rorquals communs par Hvalur ne sont rien en comparaison des graves pertes enregistrées chez l'une des baleines les plus menacées de la planète, la baleine franche de l'Atlantique Nord. Il en reste aujourd'hui moins de 350 individus, qui migrent de manière saisonnière du Canada et de la Nouvelle-Angleterre vers la Floride. Depuis 2017, au moins 54 baleines franches ont été retrouvées mortes ou gravement blessées, principalement à cause de matériels de pêche dans lesquels elles s’enchevêtrent ou de collisions avec des bateaux. « C’est absolument horrible à voir », déclare Loftsson.

    En ce qui concerne le nouveau règlement de Svavarsdóttir selon lequel des inspecteurs du travail doivent désormais surveiller les chasses, Loftsson est impassible. « Ça n’est pas nouveau », explique-t-il, d’autres personnes étant déjà venues observer ces chasses. D’après un rapport de 2015 de la Commission pour les mammifères marins, Hvalur a adopté diverses mesures ces dernières décennies pour veiller à ce que les baleines visées meurent rapidement. L'entreprise a notamment remplacé ses grenades à poudre noire « très peu fiables » par des grenades plus puissantes et plus précises, à base de penthrite. Les autorités finlandaises de protection de la nature ont rapporté qu’en 2014, 84 % des 50 rorquals communs chassés par Hvalur cette année là étaient morts sur le coup.

    Loftsson affirme que la chasse à la baleine n’est qu’« une activité comme une autre ». Il continuera à chasser la baleine tant que le stock de rorquals communs lui permettra de maintenir son activité.

    PHOTOGRAPHIE DE Mark Carwardine, NPL, Minden Pictures

    Cependant, les détracteurs de Loftsson remettent en cause la viabilité de l’activité de Hvalur étant donné la continuelle baisse de la demande en viande de baleine.

    Près de 90 % de la viande de l'entreprise est envoyée au Japon, explique Loftsson. Lorsqu’on lui parle du fait que le Japon doit stocker la viande en excès, il réplique : « Vous lisez trop de contenu anti-baleinier. C’est absurde. Tous ces gens qui n’acceptent plus rien, ils vous font gober n’importe quoi. » Bien sûr [que] les Japonais mangent de la viande de baleine, explique-t-il. « Autrement on ne leur en enverrait pas. »

    Certains Islandais considèrent la pêche à la baleine comme une importante tradition culturelle. Feuerhahn souligne le sentiment fort, presque patriotique voire parfois nationaliste, attaché à cette pratique. « Ses partisans considèrent que c’est leur droit, ou le droit de l’Islande, de contrôler les eaux, les pêches et les chasses. Ainsi, toute intervention venue de l’extérieur est critiquée ou bloquée. »

    « Je ne le vois pas comme ça », avance Loftsson. « Si les stocks de baleine n’étaient pas suffisants, nous ne pêcherions pas. S’ils le sont, nous pêchons. C’est tout. » Il ajoute que « ce n’est qu’une activité comme une autre. »

    Mais le futur de la chasse à la baleine n'est plus entre ses mains.

    Le futur de la chasse à la baleine en Islande est incertain. La Ministre de la Pêche, Svandís Svavarsdóttir, a indiqué qu’elle ne renouvellerait peut-être pas la licence de Hvalur en 2023. « Cette pratique appartient à notre passé plus qu'à notre futur », a-t-elle déclaré. 

    PHOTOGRAPHIE DE Espen Bergersen, NPL, Minden Pictures

    La suite de l'affaire fait l’objet « de discussions actives », explique la Ministre islandaise de la Pêche, Svandís Svavarsdóttir. « Historiquement et même aujourd’hui, la pêche à la baleine ne représente qu'une petite partie de l'utilisation des ressources marines et des exportations de l’Islande ». L’année prochaine, les autorités islandaises évalueront « l’impact social et économique de la chasse à la baleine dans les eaux islandaises ». Sur la question du bien-être animal, elle affirme que la réglementation exigeant de prendre en vidéo les chasses à la baleine devraient « normalement fournir des réponses ».

    La licence de Hvalur sera-t-elle renouvelée l’année prochaine ? « Cela reste à voir », confie Svavarsdóttir.

    En tant que « Ministre tournée vers l’avenir », elle explique devoir prendre en compte le fait qu'il n'y a plus qu'une seule entreprise en Islande à détenir un permis de chasse et que les Islandais ne sont plus vraiment attirés par cette viande. « Cette pratique appartient à notre passé plus qu’à notre futur », affirme-t-elle.

    Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.

    Article initialement paru en langue anglaise.

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