Ces orques ne mangent que le foie des requins qu'elles chassent

Des carcasses de requins dont le foie a été aspiré par une déchirure d'une précision chirurgicale ont soulevé de nombreuses questions pour les chercheurs sud-africains.

De Jessica Taylor Price
Publication 23 mars 2023, 16:58 CET
Les orques, qui vivent dans les eaux du monde entier, chassent une grande variété de proies, ...

Les orques, qui vivent dans les eaux du monde entier, chassent une grande variété de proies, des poissons aux phoques en passant par les requins.

PHOTOGRAPHIE DE Brian Skerry, Nat Geo Image Collection

Lorsque dix-neuf carcasses de requins se sont échouées le mois dernier sur une plage du Cap, en Afrique du Sud, Alison Towner a tout de suite su qui les avait tués.

Les requins plat-nez en question ont tous été retrouvés dans le même état : leur foie avait été aspiré par une déchirure nette située sur l’épaule. Les autres organes étaient intacts.

Cette précision quasi chirurgicale est la marque de fabrique de deux orques connues sous le nom de Port et Starboard (« Bâbord » et « Tribord » en anglais), et qui prélèvent les foies de requins plat-nez et de grands requins blancs depuis au moins 2015. Les deux mâles sont facilement repérables grâce à leurs nageoires dorsales, qui s’inclinent à droite et à gauche (d’où leur nom de Bâbord et Tribord), et avaient été aperçus dans la zone deux jours auparavant.

« Je me suis tout de suite dit : "C’est reparti" », raconte Towner, biologiste spécialiste des requins et doctorante à l’Université de Rhodes, en Afrique du Sud. « Rien ne peut les arrêter. »

Nous ne savons pas si le comportement de chasse de Port et Starboard est unique. Les orques vivent dans les eaux du monde entier et peuvent avoir des régimes alimentaires et des comportements très variés. Elles peuvent par exemple se nourrir de requins, dont les organes (et notamment le foie) sont très riches en graisses.

Les scientifiques n’avaient cependant encore jamais observé une prédation aussi systématique et précise sur les requins. Leurs observations suggèrent par ailleurs que les deux prédateurs apprendraient cette méthode à d’autres orques, ce qui pourrait bien être une nouvelle preuve de la présence de culture dans le règne animal.

 

TUEUSES DE REQUINS

Située sur la côte sud-ouest de l’Afrique du Sud, la baie False regorge normalement de requins plat-nez ; les plongeurs peuvent en apercevoir jusqu’à soixante-dix en une seule fois. Mais le 9 novembre 2015, ces derniers ont remarqué quelque chose de particulier : presque du jour au lendemain, les requins avaient abandonné la zone de plongée.

Par la suite, des carcasses de plusieurs requins plat-nez ont commencé à apparaître sur le fond marin, et affichaient les mêmes déchirures nettes. Les plongeurs ont transmis des photographies de ce phénomène à Towner et à d’autres spécialistes, qui se sont demandé si ces décès étaient dus à la pêche ou à une attaque animale.

Les orques comptaient parmi les suspects potentiels. Bien que rares dans la région, on observe ces animaux dans la zone de la baie False depuis 2009, mais jusqu’à cette date, nous pensions qu’ils ne mangeaient que des mammifères marins, tels que les otaries à fourrure d’Afrique du Sud.

« Tout le monde se demandait si c’était possible », se souvient Towner, qui étudie les mouvements des grands requins blancs. « Je n’aurais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus fous, que les choses puissent se dérouler de cette façon. »

Lorsqu’en avril 2016, cinq autres carcasses de requins plat-nez se sont échouées sur le rivage avec des déchirures pectorales et des foies retirés, Alison Kock, biologiste marine aux parcs nationaux d’Afrique du Sud, a procédé à des nécropsies avec son équipe. Les déchirures étaient les mêmes que sur les photographies prises en novembre 2015. Toutefois, un détail n’apparaissait pas sur ces dernières : les carcasses étaient marquées par des empreintes de dents d’orques.

Pour la première fois, des preuves sont ainsi venues confirmer que des orques tuaient des requins plat-nez dans la région, mais aussi qu’elles déchiraient soigneusement la ceinture scapulaire pour accéder au foie et laissaient le reste du requin. Les chercheur.ses ont qualifié le phénomène sud-africain de « technique nouvelle et spécialisée », même si des cas similaires avaient déjà été observés.

« Ce n’est pas comme si elles ouvraient le dos du requin en grand. Elles vont exactement à l’endroit où le foie commence. C’est incroyable », décrit Towner.

Puis, en 2017, cinq grands requins blancs se sont échoués sur le rivage du village voisin de Gansbaai. Leur foie avait également disparu. Kock a alors soupçonné Port et Starboard, des orques qui vivaient dans la région, mais ce n’est qu’en mai 2022 que des images vidéo prises par des drones ont confirmé que le duo chassait ces grands requins.

 

UNE PREUVE DE CULTURE ?

De nombreuses informations sur ces deux individus, telles que leur âge et leur origine, demeurent mystérieuses selon Simon Elwen, chercheur sur les orques et directeur de l’organisation à but non lucratif Sea Search, spécialisée dans la protection de la nature et établie en Afrique du Sud.

Leurs nageoires dorsales recourbées, une caractéristique relativement inhabituelle qui pourrait être due à leur alimentation, à une blessure ou à la génétique, les rendent « vraiment inhabituelles et captivantes », explique Elwen. « Ces deux individus sont très identifiables. »

Il est également rare de voir deux mâles voyager ensemble, mais il pourrait y avoir une raison à cela, poursuit le spécialiste.

A. R. Hoelzel, collègue d’Elwen et écologiste moléculaire à l’Université de Durham, a séquencé les génomes des deux orques et a trouvé des preuves préliminaires indiquant un lien de parenté, potentiellement une fraternité.

Mais pourquoi chasser les requins et cibler uniquement leur foie ? Certains experts supposent que Port et Starboard font partie d’un sous-groupe, ou « écotype », d’orques qui fréquentent la haute mer, mais qu’ils se sont simplement rapprochés du rivage, potentiellement à cause de la pêche qui a épuisé leurs sources de nourriture habituelles.

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    Selon une autre théorie, Port et Starboard auraient, individuellement ou avec leur sous-groupe, développé ce nouveau comportement dans le but de protéger leurs dents qui s’usent face à la peau rugueuse des requins. Le foie d’un requin blanc est suffisamment gros pour constituer un repas complet, et ne nécessite pas le même niveau de travail et d’usure que s’il fallait déchiqueter entièrement le corps.

    Les orques d’Afrique du Sud sont difficiles à étudier car elles ne restent jamais longtemps au même endroit, mais aussi car la plupart des données sont « opportunistes », les chercheurs comptant beaucoup sur les observations rapportées par les scientifiques citoyens et amateurs de baleines, explique Elwen.

    La vidéo enregistrée pourrait toutefois constituer un élément de preuve essentiel, puisqu’elle montre Starboard en train de pratiquer la fameuse technique en présence de quatre autres orques. De nombreuses espèces de baleines et de dauphins présentent des signes de culture : elles transmettent par exemple certains dialectes, stratégies de chasse et autres comportements aux prochaines générations. La culture n’est pas très répandue dans le règne animal ; le plus souvent, seules des espèces sociales dotées d’une longue vie et d’un grand cerveau, comme les corbeaux et les grands singes, en font preuve.

    Que Port et Starboard aient ou non inventé ce comportement, « il est probable que celui-ci se répande », affirme Elwen.

     

    UNE MAUVAISE NOUVELLE POUR LES REQUINS

    Selon Towner, ce comportement pourrait être catastrophique pour certaines espèces de requins, dont la plupart sont déjà en déclin. Les requins plat-nez ont disparu de la région, tout comme les grands requins blancs, ce qui a entraîné l’effondrement de l’industrie touristique des cages à requins du Cap, sans parler de la diminution du nombre d’animaux à étudier pour la biologiste.

    La surpêche non réglementée constitue une menace bien plus grande que Port et Starboard pour les populations de requins, mais les prédateurs ont ajouté une pression supplémentaire sur des animaux déjà en difficulté, poursuit-elle.

    L’absence des requins plat-nez et des grands requins blancs, qui sont des superprédateurs, pourrait produire un effet ricochet sur l’ensemble de l’écosystème de la côte sud-africaine. Par exemple, il est possible que le nombre d’espèces proies, comme les phoques et les poissons, commence à augmenter face à la disparition de leurs prédateurs. D’après ses recherches, d’autres espèces de requins, comme le requin-cuivre, commencent déjà à s’emparer de la place de chef.

    « Vingt ans de stabilité. Puis deux orques sont apparues, et tout s’est écroulé », commente Elwen au sujet de la chute des populations de requins.

    Sur les réseaux sociaux, certains ont exprimé leur frustration quant à l’impact des orques sur les entreprises locales, en particulier sur le tourisme lié aux grands requins blancs. Pour sa part, Towner aborde la situation avec un mélange de fascination et de désespoir.

    « J’aimerais pouvoir donner un peu d’espoir. Ce phénomène reflète la fragilité de l’équilibre de la nature ; si ce dernier est perturbé de quelque manière que ce soit, les conséquences peuvent être très lourdes », conclut-elle.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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