Archéologie : certaines nonnes vivaient aussi en ermites extrêmes
L’auto-flagellation était à la mode dans l’ancienne Byzance : on portait des chaînes et on vivait au sommet de petits piliers. Et les femmes s’y adonnaient autant que les hommes.

Buste d’une sainte, mosaïque en Turquie.
La dîme, le fait de ne pas manger de viande le vendredi et durant le carême, prendre les ordres religieux et se dévouer à une vie de célibat, voire faire vœu de pauvreté ou de silence. Voilà les formes de dévotion de la Chrétienté envers Dieu les plus extrêmes encore en pratique aujourd’hui.
Mais toutes font pâle figure à côté de l’ascétisme pratiqué durant la période byzantine, durant laquelle les moines les plus dévoués s’isolaient du contact humain dans le désert, restreignaient leur repas et leur sommeil, s’emmaillottaient dans des chaînes inconfortables et vivaient leur vie au sommet de petits piliers.
Par tradition, on pensait que les ascètes les plus extrêmes étaient des hommes. Mais de récentes études et recherches archéologiques montrent que certaines femmes monastiques s’adonnaient tout autant à l’auto-mortification.
En 1924, des fouilles menées à Khirbat el-Masani, près de Ramat Shlomo, en Israël, ont mis au jour un monastère byzantin datant d’entre 350 et 650 après Jésus-Christ. Situé à seulement 3 kilomètres de l’ancienne Jérusalem, le monastère était érigé, solitaire, le long d’une des principales routes qui menaient de Jaffa et Lydda à la ville. Parmi les tombes découvertes sur le site se trouvaient les restes d’un individu non identifié, enveloppé dans une chaîne en métal.
Au cours du 5e siècle apr. J.‑C., alors que le monachisme chrétien connaissait un essor, la pratique qui consistait à s’envelopper dans une chaîne gagna en popularité chez les ascétiques de Syrie. L’ascétisme et l’auto-déni corporel étaient un moyen de reproduire la souffrance du Christ et de se rapprocher de Dieu. Au temps où les tombes ont été découvertes, on pensait que de telles pratiques étaient réservées aux hommes.


Une mosaïque au style byzantin du Jardin d’Éden, une partie du cycle de l’Ancien Testament, de la cathédrale Monreale de Palerme, en Sicile. L’inscription en latin qui l’accompagne dit : « MULIER SUGGESTIONI SERPENTIS TULIT DE FRUCTU ET COMEDIT DEDITQUE VIRO SUO » (À la suggestion du serpent, la femme a cueilli le fruit et l’a mangé avant de le donner à l’homme).
Les églises byzantines étaient souvent décorées de mosaïques saisissantes, qui représentaient des événements de la vie de Jésus sur le haut de leurs murs. Ce fragment de la tête du Christ, à l’expression attentionnée, provient probablement d’une telle scène.
Alors, pendant près d’un siècle, les experts sont partis du principe que la dépouille était celle d’un homme. Cependant, une récente étude employant des analyses ADN poussées a révélé que les restes étaient ceux d’une femme. Cela ferait de ce corps l’une des premières découvertes archéologiques attestant l'extrême ascétisme des femmes byzantines.
UNE NONNE QUI S’AUTO-FLAGELLAIT
Au cours des fouilles initiales menées à Khirbat el-Masani, les archéologues ont découvert deux cryptes qui contenaient les restes squelettiques de multiples individus, dont des enfants, des femmes et des hommes. En s’aidant des biens funéraires, du contexte de l’inhumation et de la stratigraphie, ils ont estimé la mise en terre au 5e siècle apr. J.‑C. Une troisième tombe, qui contenait les restes très fragmentaires de l’individu vêtu de chaînes, a également été découverte. À l’époque, les ossements étaient trop lacunaires pour que l’on puisse déterminer le sexe de l’individu ou son âge à sa mort.
Mais ce printemps, une équipe de chercheurs israéliens, menés par l'archéologue Paula Kotli de l’Institut des sciences Weizmann, a enfin pu attribuer une identité au corps. En menant une analyse protéomique d’un échantillon d’émail récolté sur la seule dent découverte dans la tombe, l’équipe a déterminé que les restes appartenaient à un adulte qui avait entre trente et soixante ans au moment de mourir. Les résultats, parus dans la revue scientifique Journal of Archaeological Science, ont prouvé que l’individu de la troisième tombe était en vérité une femme.
Comme le remarquent les auteurs, « la nonne ascétique symbolise un phénomène d’isolement, peut-être d’encloisonnement et, dans des cas extrêmes, de flagellation. Il s’agit de la première preuve qui montre que ces rites d’auto-flagellation étaient pratiqués par les femmes, et pas seulement par les hommes. »

Détails de la « Procession des Vierges », mosaïque de la basilique de Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne, école byzantine, 6e siècle.
Cette découverte représente une avancée significative dans les méthodes utilisées pour déterminer le sexe des individus dont les restes sont fragmentaires. Cependant, les preuves d’ascétisme chez les femmes d’antan sont plus communes qu’on pourrait le croire.
LES FEMMES ASCÉTIQUES DE L’ANTIQUITÉ
Caroline Schroeder, docteure et professeure d’études des genres et des femmes, et professeure en érudition des données de l’université publique de l’État de l’Oklahoma, autrice de plusieurs études d’avant-garde sur le monachisme, a confié à National Geographic qu’« à la fin de l’Antiquité, et en Byzance, les personnes de tous les genres s’adonnaient à une grande variété de pratiques ascétiques. En Égypte, au cours des 4e et 5e siècles, nous avons des preuves irréfutables de papyrus, de lettres monastiques et d’écrits épiscopaux que des femmes pratiquaient l’ascétisme au sein de leur foyer, dans des demeures qu’elles possédaient ou louaient elles-mêmes, et dans des communautés [monastiques] de femmes. » En général, l’ascétisme signifiait une abstinence de relations sexuelles, même si elles étaient mariées, une restriction de sa consommation de nourriture, une vie loin du monde, un engagement rigoureux dans la prière et une vie d’inconfort et de séclusion.
Ces pratiques ne s’arrêtaient pas aux frontières de l’Égypte. En Syrie, un grand nombre de preuves documentent ce que l’on considérerait comme des formes extrêmes d’ascétisme. Caroline Schroeder mentionne un moine du 9e siècle qui décrivait un monastère de femmes qu’il avait visité au cours de sa vie, où ses habitantes vivaient recluses comme des stylites.
Les stylites « étaient des moines qui vivaient durant des années au sommet d’un haut pilier, souvent exposés aux éléments et totalement dépendants des personnes au sol qui leur fournissaient nourriture et eau », explique Caroline Schroeder. « Le plus connu est le tout premier stylite, Siméon l’Ancien, qui a vécu sur son pilier durant trente-six ans, priant, se prosternant et accomplissant d’autres pieux exercices, tout en vieillissant. On venait des quatre coins du monde pour recevoir sa bénédiction, l’entendre prêcher et demander son avis lors de disputes entre individus et entre dirigeants politiques. »
Les stylites étaient physiquement consignés à leur pilier. Il leur était impossible de s’étirer complètement, de faire une pause pour se soulager (l’odeur était infecte) et ils étaient exposés aux éléments. Ils ne survivaient que grâce à une alimentation limitée et sans le confort d’un compagnon. Caroline Schroeder fait remarquer qu’un « monastère de femmes stylites était une preuve que certaines femmes s’adonnaient à un ascétisme physique rigoureux et sévère, au même titre que les hommes. »
En lien avec la nouvelle étude sur la femme en vêtements de chaîne en dehors de Jérusalem, Caroline Schroeder renvoie vers un exemple documenté par le théologien du 5e siècle, Théodoret de Cyr dans son Histoire ecclésiastique. Dans ce recueil de la vie des Saints, Théodoret décrit sa visite à deux sœurs syriaques, Marana et Cyra, qui portaient de lourds anneaux de fer et des chaînes comme une forme intense d’auto‑déni. Selon Théodoret, ces femmes habitaient une maison sans toit, qui les exposait aux éléments impitoyables, dont la porte avait été scellée par de la terre et des pierres, les coupant du monde, sans possibilité de sortir. De petites fenêtres permettaient le passage à ces femmes de nourriture et d’eau. Caroline Schroeder explique qu’il était possible à Théodoret, en tant qu’évêque, de creuser la porte pour les voir. Les femmes portaient des colliers de fer, des ceintures de fer et que des chaînes couvraient leurs mains et leurs pieds. Même si les deux femmes vivaient recluses, elles sont devenues des célébrités pour les Chrétiens, tout comme Siméon l’Ancien. Elles attiraient les pèlerins qui venaient les voir pour recevoir leur bénédiction.

Saint Donat, prêtre et anachorète, représenté dans « Les images de tous les Saints et Saintes de l’année ».
LE GENRE ET L’ÉGLISE
Le genre est une question complexe quand il est question d’ascétisme car certaines femmes s’habillaient comme des hommes pour entrer dans les monastères. Christine Luckritz Marquis, docteure et professeure associée d’histoire de l’Église au sein du Séminaire d’Union Presbyterian, et autrice de Better Off Dead? Violence, Women, and Late Ancient Asceticism, a déclaré qu’« en vérité, beaucoup de Saints étaient trans. Bien que certaines femmes puissent simplement se faire passer pour des moines hommes afin de s’adonner en toute sécurité à des pratiques ascétiques parmi des hommes, il n’y a aucune raison de croire que d’autres ne se considéraient pas réellement comme des moines. Et certains hommes étaient castrés, devenant des eunuques pour Dieu, alors eux-mêmes ne rentreraient pas dans un simple système binaire. »
Les catégories de genres plus fluides ont été rendues complexes par les attitudes ambivalentes que certains dirigeants religieux entretenaient envers les femmes de façon générale. Pour les commentateurs comme Théodoret, ajoute Caroline Schroeder, les femmes ascétiques étaient « un peu comme un paradoxe. D’un côté, les femmes étaient vues comme étant d’office plus faibles que les hommes, et leur genre portait la culpabilité d’Ève d’avoir enfreint l’ordre de Dieu dans le Jardin d’Éden. Mais d’un autre côté, elles étaient capables d’une dévotion si ardente et, quand elles s’y adonnaient, pouvaient être vues comme encore plus saintes pour avoir dépassé les attentes assignées à leur genre. »

Une cellule d’anachorète dirigée vers le mur sud de l’église de tous les Saints à Norfolk, au Royaume-Uni. Construit autour du 16e siècle, un anachorète y aurait vécu pour se dévouer à sa prière solitaire.
L’ASCÉTISME MÉDIÉVAL
Depuis la fin de l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge, l’ascétisme chez les femmes a persisté. Être anachorète, un homme ou une femme qui s’enfermait de façon permanente en des lieux reculés, en solitaire, est devenu une pratique courante chez les femmes européennes. Bon nombre d’entre elles vivaient dans de petites chambres, des cellules d’anachorète, rattachées à des églises locales. Dans les régions germanophones, les évêques prononçaient les prières pour les morts lorsque l’anachorète entrait dans sa cellule. Il s’agissait d’un symbole : la mort de l’ascétique aux yeux du monde. Bien que de petites fenêtres leur offrissent une vue limitée sur l’autel de l’église, l’accès à la nourriture, l’eau et l’eucharistie, les anachorètes faisaient vœu de demeurer dans leur cellule. L’hagiographe Goscelin de Saint-Bertin du 11e siècle fait mention de plusieurs anachorètes qui ont brûlé vives, ou ont failli brûler vives, quand les églises des villages où elles habitaient étaient pillées ou attaquées.
D’autres femmes embrassaient la souffrance physique comme la maladie. Dans son livre Holy Feast and Holy Fast, Caroline Walker Bynum documente la centralité de la douleur et de la maladie dans les vies spirituelles des femmes de la fin du Moyen Âge. Pour ces femmes, même les maladies que l’on s’infligeait étaient des moyens de se rapprocher de Dieu. Caroline Walker Bynum écrit que « certaines saintes italiennes buvaient le pus ou mangeaient les croûtes des plaies de lépreux ». Dans les Nonnenbücher, un recueil allemand du 14e siècle des biographies spirituelles et inspirantes de nonnes, écrites par des femmes, le désir pour la maladie était si fort que les sœurs s’exposaient « au froid mordant » et suppliaient « de contracter la lèpre ».
L’anachorète française de la fin du 14e siècle, Jeanne Marie de Maillé « s’est enfoncé une épine dans le crâne en souvenir de la couronne d’épines du Christ ». Et même au 16e siècle, Alda de Sienne confiait dormir sur un lit de pierres pavées, se fouetter avec des chaînes et porter une couronne d’épines. « Parmi les comportements les plus bizarres chez les femmes », de la période, écrit Caroline Walker Bynum, « on se roulait dans du verre brisé, on sautait dans des fours, on se pendait à un gibet et on priait la tête en bas ».
Pour les lecteurs modernes, la question critique est de savoir pourquoi les personnes de jadis voulaient s’adonner à de telles pratiques d’auto-flagellation et d’effacement. Théodoret décrit la dévotion ascétique de Marana et de Cyra comme étant pareille à un athlétisme spirituel. Caroline Schroeder explique que les femmes se fixaient comme objectif « d’observer ces pratiques avec joie, en ayant conscience que le “but” ou la récompense de ces démonstrations était une “couronne de victoire” et de passer l’éternité avec leur Christ “bien-aimé” ». Christine Luckritz Marquis abonde, déclarant que s’il y avait de nombreuses raisons qui poussaient les personnes à s’adonner à l’ascétisme, le but était « en fin de compte, d’être plus proche de Dieu ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
