La sixième limite planétaire a été franchie. Et maintenant ?

Depuis 2015, en seulement huit ans, nous sommes passés de trois à six limites planétaires franchies. La dernière limite en date à avoir été dépassée est celle de l’eau douce, ressource de plus en plus rare.

De Marie Zekri
Publication 2 oct. 2023, 18:47 CEST
LAKE MICHIGAN

Lac Michigan. Une passerelle inondée, à Montrose Beach, près du centre-ville de Chicago. Lors du premier semestre 2019, le niveau du lac a crû de plus de 50 cm après de fortes pluies. Les scientifiques prévoient que les épisodes météo extrêmes deviendront plus fréquents dans la région au cours des prochaines décennies.

PHOTOGRAPHIE DE Keith Ladzinski

Une récente publication scientifique, parue dans la revue Science, apporte une mise à jour inquiétante de notre utilisation des ressources terrestres. En se basant sur les neuf limites planétaires établies en 2009 par Johan Rockström et une équipe internationale de vingt-huit scientifiques, l’étude révèle que l’humanité a franchi une nouvelle étape de l’épuisement et du non-respect des ressources planétaires. La limite planétaire de l’eau douce est aujourd’hui dépassée. 

 

LES LIMITES PLANÉTAIRES EN 2023 

Les limites planétaires ont été établies afin de comprendre comment fonctionnent les systèmes de résilience de notre planète, et par la même occasion, d’obtenir une estimation des quantités de ressources naturelles que nous pouvons nous permettre de consommer. « Cela fonctionne un peu comme la tension artérielle », explique Katherine Richardson, professeure d’océanographie biologique et chercheuse à l’Université de Copenhague, également directrice de la récente étude. « Une tension de 120 mm Hg au lieu de 80 mm Hg en temps normal ne mène pas systématiquement à une attaque cardiaque, mais cela en augmente significativement le risque ». 

L’établissement de « limites planétaires » contribue à évaluer les constantes « normales » qui permettent à l’ensemble du système Terre de fonctionner harmonieusement, ou au contraire de basculer dans un scénario risqué, voire dangereux. Fixer des limites de production permet également de mieux comprendre comment fonctionne notre planète et les interactions biologiques et géologiques complexes qui ont un effet plus ou moins direct sur l'habitabilité de la Terre.

Le diagramme ci-dessous indique, selon un modèle de « braises ardentes » introduit par le GIEC, si l’on se trouve dans une consommation internationale raisonnable d’une ressource (en vert), ou bien si nous l’avons dépassée, et dans quelles proportions nous l’avons dépassée (jaune : risque modéré | rouge : risque important | violet : risque majeur). Certaines problématiques de dépassement sont irréversibles, notamment l’extinction des espèces. 

État actuel des variables de contrôle pour les neuf limites planétaires.

PHOTOGRAPHIE DE Science

Où en sommes-nous en 2023 ? Aujourd’hui, les limites les plus gravement dépassées par les activités humaines ont trait aux nouvelles pollutions chimiques et l’intégrité de la biosphère, soit l’ensemble des interactions de la biodiversité à l'échelle planétaire. Les autres limites dépassées sont relatives au changement climatique, au changement d’usage des sols, ainsi que les perturbations des cycles biogéochimiques. Depuis 2015, en seulement huit ans, nous sommes passés de trois à six limites globales franchies.

La sixième limite à avoir été franchie est celle de l’eau douce, qui tient compte de l’ensemble des systèmes hydriques de la planète, du cycle de l’eau verte, à savoir les eaux contenues dans le substrat forestier par exemple, au cycle de l’eau bleue, les réserves mondiales d’eau douce. C’est en comparant les variations des réserves d’eau douce entre phases sèches et humides, des périodes préindustrielles à nos jours, que les scientifiques sont parvenus à la conclusion que 18 % des eaux bleues et 16 % des eaux vertes subissaient d’importants écarts, dépassant largement une limite fixée à environ 10,5 %.  

Cependant, certains dépassements peuvent se résorber dans « la limite de sécurité en vert », comme cela a par exemple été le cas du trou dans la couche d’ozone, très important dans les années 1990, qui a fini par se refermer. « Il est important de comprendre que les limites en elles-mêmes ne sont pas des seuils au-delà desquels il est impossible d’agir », interpelle Katherine Richardson. « Comme lorsque l’on prend sa tension, ou bien sa température », et que le résultat est anormal, il y a généralement des solutions à envisager pour inverser la tendance.

 

LE RAPPORT HUMAIN AUX RESSOURCES NATURELLES 

« À partir du moment où nos ancêtres ont commencé à se sédentariser, ils ont commencé à rejeter les déchets de ce qu’ils produisaient ». Katherine Richardson met en lumière le processus d’évolution de consommation et de dégradation des ressources dans lequel l’être humain est ancré. La disparition du mode de vie nomade et la sédentarisation ont engendré de nouveaux besoins, conduisant à la mise en place de systèmes locaux de production à partir de ressources naturelles. Or depuis l’ère industrielle, l’Homme produit toujours plus, faisant du dyptique production / consommation la ligne directrice de nos existences. 

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    « Il faut savoir quand trop c’est trop », appuie le Pr. Richardson. « Et pour cela, il faut être conscient de ce que l’on ne veut pas changer ». Si l’on s’intéresse à notre passé, l’espèce humaine dans sa forme biologique actuelle, existe depuis environ 200 000 ans. Mais ce n’est qu’au courant des douze derniers millénaires que les techniques et les civilisations se sont développées. Ce bond en avant coïncide avec une période caractérisée par une stabilisation du climat, avec des températures qui facilitaient la mise en place de l’agriculture. « L’humanité sait qu’elle ne peut prospérer que dans les conditions stables de l’holocène », explique Katherine Richardson. « Il serait insensé de notre part de faire quelque chose qui pourrait nous en éloigner ». 

    « Nous réalisions [par le passé] qu’il devenait nécessaire d’établir quelques règles, face au constat du développement de maladies en raison de la pollution des eaux par exemple ». Les modifications environnementales induites par les premières activités humaines de production ont été envisagées dans un premier temps, à des échelles locales puis régionales. Avec l’augmentation de la population et l’intensification du secteur agricole mais également industriel, « le changement climatique et la perte de biodiversité, qui, en passant, est tout aussi importante, nous avons pris conscience qu’il fallait que nous envisagions notre relation [avec les ressources planétaires] dans son ensemble ». 

     

    LA BIODIVERSITÉ, GARANT D’UN ÉQUILIBRE VITAL

    Le processus le plus important dans le maintien de conditions terrestres stables est l’interaction entre la vie et l’énergie solaire, notamment via la photosynthèse. L’équilibre énergétique a un effet direct sur le climat. « C’est cette interaction entre la vie et le climat qui crée les conditions de vie sur Terre ». À chaque fois qu’un élément vient perturber cet équilibre, depuis les débuts de l’histoire de la vie il y a environ quatre milliards d’années, de grands changements climatiques et biologiques se produisent. « Cela a par exemple été le cas quand une météorite a frappé la Terre il y a 63 millions d’années », mettant fin au règne des dinosaures

    « Nous faisons partie d’un système terrestre global » dont nous sommes totalement dépendants, précise Richardson. « Et le système que nous connaissons le mieux, c’est celui de notre corps ». À l'échelle de notre corps, un symptôme peut s’expliquer par une problématique qui se trouve à un tout autre endroit. C’est à peu près le même principe pour la Terre, qui constitue dans sa globalité une sorte de grand organisme vivant. Il ne s’agit donc pas uniquement du climat, mais de comprendre, plus globalement, un ensemble d’interactions. Ce qui, par extension, permet de visualiser la part de modifications que l’être humain impose à la biodiversité, et au climat.

    « La biosphère est un système qui se développe depuis plus de 3,5 milliards d’années », interpelle la biologiste. « Vous savez pourquoi il n’y a pas de déchets dans la nature ? C’est parce qu’il y a toujours un organisme pour utiliser ce qu’un autre aura rejeté ». Une sorte d'économie circulaire, basée sur le carbone, « épine dorsale de la vie ». Avant les perturbations humaines de l’ère industrielle, les échanges photosynthétiques des forêts étaient stables. Cette activité est essentielle dans le monde du vivant. « Elle est le carburant qui nourrit la vie » en fournissant des éléments nécessaires comme l’oxygène. Avec les activités de déforestation, l’une des limites largement responsables de la perte de biodiversité, nous avons utilisé « un tiers de la biomasse mondiale ». 

    Selon Richardson, la gestion politique internationale qui parle davantage de climat que de perte de biodiversité, se cantonne aujourd’hui à des régulations d’émissions de carbone atmosphérique. Or l'enjeu serait de considérer l’état de la biodiversité mondiale aujourd’hui. Ne serait-ce que chez les vertébrés, 68 % des populations ont disparu entre 1970 et 2016. Entre la surchasse, l’appauvrissement des sols par l’agriculture de masse, la construction de ruptures écologiques, ou encore le rejet de plastiques, d’eaux usées, chargées de produits chimiques ou encore de déchets radioactifs, l’ensemble des activités humaines est responsable de cet inquiétant appauvrissement de la biodiversité.

    Les neuf limites établies sont des indicateurs. Plus nous les franchissons, moins l’on est sûrs de la gravité des conséquences. « Cela ne peut pas durer éternellement », interpelle Katherine Richardson.  Le climat ne peut s’améliorer que si l’ensemble des limites sont prises en compte. Dans le cas de la déforestation, la biologiste rappelle l’urgence de réduire d’au moins 15 % les activités de déboisement, voire de les convertir en reforestation, ce qui permettrait également d’optimiser « la seule technologie dont nous disposions actuellement pour faire face au CO2 atmosphérique » : la photosynthèse. 

    « La connaissance c’est le pouvoir », reprend Katherine Richardson. Nous disposons aujourd’hui de nombreuses solutions et innovations. Et nous savons vers quoi il est judicieux de nous diriger, aussi bien à échelle individuelle qu’à échelle internationale.

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