L’Odyssée, un miroir du monde antique entre mythes et réalité

Si Ulysse, le héros errant de l’Odyssée, est un personnage mythologique, la célèbre épopée d’Homère laisse transparaître des éléments historiques réels de l’âge du bronze.

De Juan Piquero
Publication 14 avr. 2023, 17:39 CEST
Power of words

Les sirènes et leurs chants irrésistibles tentent Ulysse lors de son voyage vers Ithaque. Peinture à l’huile de 1891 de J.W. Waterhouse.

PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

D’Anansi, araignée du folklore ouest-africain, à Loki, dieu de la mythologie nordique capable de se métamorphoser, les personnages espiègles comptent parmi les protagonistes les plus divertissants des légendes du monde entier. Ces ingénieux qui ne sont ni les plus forts, ni les plus rapides, ni les plus beaux, triomphent grâce à leur intelligence plutôt que par leur force. Un des plus anciens et des plus célèbres est Ulysse, dont la présence d’esprit lui permet de se sortir de multiples mauvais pas dans L’Odyssée, épopée composée autour du 8e siècle avant notre ère et attribuée au poète grec Homère.

Ulysse, roi d’Ithaque, sort son arc pour faire s’abattre une pluie de flèches sur les soupirants qui occupent son palais. Dessin d’André Bonamy, 1914.

PHOTOGRAPHIE DE White Images, Scala, Florence

Ulysse apparaît pour la première fois dans une autre œuvre attribuée à Homère, L’Iliade, qui conte l’histoire d’une querelle entre Achille et Agamemnon durant la guerre que se sont menée les Grecs et les Troyens durant dix ans. Le roi d’Ithaque, Ulysse, se bat du côté des Grecs. L’Odyssée raconte le périple qui le verra revenir à son royaume, à sa femme Pénélope et à son fils Télémaque. Le voyage est censé durer dix jours, mais s’étend à la place sur une décennie, car Ulysse s’est attiré la colère de Poséidon, le dieu de la mer. À maintes reprises, le dieu courroucé entrave la progression d’Ulysse, mais cet habile roublard parvient à survivre à chaque fois.

Bien qu’elle fût écrite des siècles plus tard, L’Odyssée se déroule en Grèce mycénienne en pleine âge du bronze, entre 1600 et 1200 avant notre ère. Selon certains historiens, L’Odyssée incorporerait des traditions orales plus anciennes datant de cette période tout en reflétant les normes culturelles de l’époque d’Homère. Les voyages d’Ulysse offrent aujourd’hui encore un aperçu de la vie durant la période mycénienne et juste après. L’Odyssée est donc un instantané historique important en plus d’être un palpitant récit de dérobades.

 

ERRANCE ET PATIENCE

L’Odyssée débute des années après la chute de Troie. Sur l’île d’Ithaque, Pénélope et Télémaque attendent le retour d’Ulysse. La patiente Pénélope est assiégée de soupirants qui pensent Ulysse mort et espèrent l’épouser et ainsi prendre le contrôle du royaume. Pénélope a promis de choisir un nouveau mari aussitôt qu’elle aura fini de tisser une tapisserie funéraire pour Laërte, le père d’Ulysse.

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    Pénélope, la femme d’Ulysse, gagne du temps sur ses prétendants en faisant semblant de fabriquer une tapisserie, visible sur un métier à tisser, pour son beau-père. Peinture à l’huile de Victor John Robertson, 1900.

    PHOTOGRAPHIE DE Peter Nahum at the Leicester Galleries, London, Bridgeman, ACI

    Pour gagner du temps, la nuit, elle défait secrètement le travail qu’elle a fait durant le jour, tout en entretenant l’espoir de voir Ulysse revenir. Télémaque, encouragé par la déesse Athéna, se met en quête de son père, au grand mécontentement des prétendants de Pénélope.

    Pendant ce temps-là, Ulysse est retenu captif pendant sept ans sur l’île d’une nymphe. L’immortelle Calypso est folle de lui et ne veut pas le laisser s’en aller, mais Ulysse ne brûle que d’un désir : rentrer chez lui. Les dieux intercèdent et ordonnent à la nymphe de le libérer. Il prend la mer à bord d’un radeau et atteint l’île des Phéaciens à qui il révèle sa véritable identité et raconte l’histoire de son périple de dix ans depuis la fin de la guerre de Troie.

    L’auditoire est captivé par Ulysse dont les mésaventures commencent quand ses hommes se font prendre au piège par le cyclope Polyphème. Avec une grande habileté, Ulysse réussit à saouler le monstre et à le rendre aveugle lorsqu’il s’évanouit. Ulysse nargue Polyphème et lui révèle son vrai nom. Le cyclope adresse ensuite une prière à son père, le dieu Poséidon, pour que le roi soit maudit et qu’il soit forcé à errer pendant dix ans.

    Avec une ingéniosité toute personnelle, Ulysse saoule et aveugle le cyclope Polyphème, fils de Poséidon, le dieu de la mer. Fresque de Pellegrino Tibaldi, vers 1550.

    PHOTOGRAPHIE DE Ghigo Roli, Album

    Ulysse échappe à de nombreux périls, notamment aux Lestrygons, qui sont cannibales, et à la sorcière Circé, qui transforme ses hommes en porcs. Il visite les Enfers, résiste aux chants mortels des sirènes, et navigue en eaux traîtres entre les monstres Charybde et Scylla. En chemin, sa flotte fait naufrage et ses hommes disparaissent.

    Émus par cette histoire, les Phéaciens ramènent Ulysse à Ithaque et : 

                Le pays apparut ; quelle joie ressentit le héros d’endurance ! il connut le bonheur, cet Ulysse divin. Sa terre ! il en baisait la glèbe nourricière, puis, les mains vers le ciel, il invoquait les Nymphes.

    La déesse Athéna déguise Ulysse en vieux mendiant afin qu’il entre dans le palais sans se faire remarquer. La ruse trompe presque tout le monde sauf le chien fidèle d’Ulysse, Argos, qui attendait le retour de son maître mais meurt en le reconnaissant : 

                Mais Argos n’était plus : les ombres de la mort avaient couvert ses yeux qui venaient de revoir Ulysse après vingt ans.

    Le roi se révèle à son fils et les deux échafaudent un plan pour se venger. Ulysse décide d’employer une nouvelle astuce et demande à Pénélope d’offrir sa main à l’homme qui sera capable de bander l’arc qui lui appartient et de tirer une flèche à travers douze haches. Après avoir remporté l’épreuve, Ulysse tombe le masque et fait pleuvoir les flèches sur les soupirants jusqu’à ce qu’ils soient tous morts. Pénélope retrouve enfin son mari et la paix est restaurée à Ithaque.

    Inspiré par l’épisode où Circé ensorcelle les hommes d’Ulysse, ce tableau du 19e siècle peint par Edward Burne-Jones représente la sorcière, accompagnée de féroces panthères, en train de préparer une potion tandis qu’Ulysse et son équipage accostent.

    PHOTOGRAPHIE DE Private Collection

    MYTHE ET HISTOIRE

    Les historiens n’ont découvert aucune preuve concrète de l’existence d’un roi grec du nom d’Ulysse (ou Odysseus en grec). Si l’homme n’a peut-être pas existé, les spécialistes pensent toutefois que le royaume mycénien d’Ithaque a, pour sa part, bel et bien existé. Son emplacement précis est inconnu, mais beaucoup pensent que l’Ithaque d’Ulysse se trouvait à Céphalonie, dans la péninsule de Palikí, une petite île ionienne de l’âge du bronze.

    Le choix des mots employés par l’auteur de L’Odyssée nous donne un aperçu de la civilisation mycénienne et de la façon dont elle a influencé des cultures apparues ultérieurement. Deux mots différents sont par exemple utilisés pour désigner un roi : Ulysse est alternativement décrit comme l’anax et le basileus d’Ithaque. Le mot « anax » est typique de la période mycénienne tandis que « basileus » date d’une période ultérieure.

    La richesse des rois mycéniens provenait principalement de l’élevage à grande échelle de cochons, de chèvres, de moutons et de vaches. Les textes mycéniens et L’Odyssée font mention de l’important cheptel du roi. 

    Le rôle central de l’élevage est mis en valeur au travers de trois personnages dans L’Odyssée : Eumée (un porcher), Mélanthios (un chevrier) et Philétios (un bouvier). Quand Ulysse retrouve son père Laërte à la fin de son voyage, le vieil homme est en train de s’occuper de ses vignes, ce qui suggère qu’il possède un temenos (un terrain que l’on réserve à une déité ou à un roi) semblable à celui mentionné associé au roi dans des textes découverts à Pylos.

    Euryclée, ancienne nourrice d’Ulysse, n’est pas dupée par son déguisement et reconnaît une cicatrice de son enfance pendant qu’elle lui lave les pieds. Peinture à l’huile de Gustave Boulanger réalisée au 19e siècle.

    PHOTOGRAPHIE DE Beaux-arts de Paris, RMN-Grand Palais

    La présence de domestiques, dont bon nombre sont esclaves, est une autre caractéristique de L’Odyssée faisant confirmant les sources historiques mycéniennes. La nourrice Euryclée, qui s’est occupée d’Ulysse lorsqu’il était enfant, joue un rôle clé. Quand ce dernier arrive déguisé au palais, elle lui lave les pieds conformément aux convenances grecques.

    Elle remarque une cicatrice distinctive qui lui révèle la véritable identité de son invité mais elle tait le secret de son roi. D’autres esclaves domestiques sont mentionnés. C’est le cas des femmes que Télémaque condamne à mort pour avoir eu des relations sexuelles avec les prétendants de Pénélope.

    Des différences majeures existent entre l’oikos du roi, sa résidence, telle que décrite dans L’Odyssée et ce que l’on sait de la façon dont les palais mycéniens étaient gérés. Ces derniers semblent par exemple avoir fonctionné comme des ruches productives avec des artisans et des esclaves qui y produisaient des poteries, de la verrerie et des pièces de ferronnerie à partir de matières premières apportées au palais. Pour leur travail, ils se voyaient rétribués en terres et en rations alimentaires. De tels ouvriers n’apparaissent cependant pas dans L’Odyssée.

    Le palais d’Ulysse se trouvait dans l’antique royaume d’Ithaque, mais le vrai site archéologique doit encore être identifié. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de visualiser le palais d’Ulysse. L’architecte français Jean-Claude Golvin a pour spécialité la reconstitution du patrimoine antique et a imaginé la résidence royale d’Ulysse comme un bâtiment tenant à la fois du palais mycénien et de la propriété rurale. L’entrée se fait par un porche à colonnades, et le bâtiment principal est organisé autour d’une cour elle aussi dotée de colonnes. La grande salle de banquet est soutenue par de robustes colonnes. Une salle de bains avec des vasques, comme celle découverte dans les ruines du palais mycénien de Pylos, se trouvait peut-être près de l’entrée, car il était de coutume de faire prendre un bain à ses invités. Déguisé en mendiant, Ulysse en reçoit un après être entré dans le palais. À l’étage supérieur se trouvent les chambres et le cellier. Les larges entrepôts et ateliers mis au jour par les archéologues effectuant des fouilles dans les palais mycéniens sont remarquablement absents de L’Odyssée et ne figurent donc pas ici.

    PHOTOGRAPHIE DE Acuarela de Jean-Claude Golvin, Musée départemental Arles antique, Éditions Errance

    Ainsi que le décrit Homère, les Mycéniens étaient organisés en royaumes. Ulysse était le fils de Laërte et avait hérité du royaume en atteignant l’âge de la maturité. D’autres textes mycéniens corroborent la description du palais d’Ithaque. Les rois régnaient bel et bien depuis leurs palais. Ces complexes impressionnants servaient non seulement de résidence pour la famille royale, les hôtes et les domestiques, mais également de centre administratif où les revenus générés par les terres et le cheptel du roi étaient payés ou bien transitaient.

    L’Histoire ne dit pas vraiment comment les royaumes mycéniens étaient gouvernés, ni les rapports qu’ils entretenaient les uns avec les autres. Hormis les épopées homériques, d’autres légendes de la guerre de Troie décrivent une confédération de royaumes ayant fait alliance contre un ennemi commun. On fait généralement remonter l’origine de cette alliance à Ulysse et aux nombreux prétendants de la plus belle femme du monde. De puissants rois mycéniens se seraient en effet présentés comme prétendants d’Hélène, mais son père, le roi Tyndare, aurait craint qu’ils ne se retournent contre Sparte s’il ne les choisissait pas.

    Ces tombes à puits (qu’on appelle « Cercle A »), à Mycènes, dans le Péloponnèse, ont été construites au 16e siècle avant notre ère. On y enterrait l’élite au début de la période mycénienne.

    PHOTOGRAPHIE DE Acuarela de Jean-Claude Golvin, Musée départemental Arles antique, Éditions Errance

    L’ingénieux Ulysse, après avoir porté son attention sur Pénélope, la cousine d’Hélène, propose une solution à Tyndare à condition qu’il lui laisse la main de Pénélope (ce qu’il fait). Ulysse annonce au roi spartiate qu’avant de promettre la main d’Hélène il doit faire jurer à tous ses prétendants de venir au secours d’Hélène et de son futur mari si elle venait à être enlevée un jour. Tous acceptent et, ainsi, forment l’alliance qui combattra contre Troie quand Pâris, l’un de ses princes, soustraira Hélène à son époux, Ménélas. D’autres sources historiques de la même époque indiquent l’existence d’une confédération mycénienne regroupée sous le nom de royaume d’Ahhiyawa dans des textes hittites produits vers 1400-1220 av. J.-C. et de Tanaja dans des sources égyptiennes du 15e siècle avant notre ère.

    L’Odyssée a traversé les siècles, car il s’agit d’un récit trépidant rempli d’émotions humaines de tous les jours, comme le désir de rentrer chez soi et de retrouver ses proches, et fourmillant de monstres et de méchants fantastiques. Sa longévité a contribué à la transmission d’une bonne histoire mais aussi d’une fenêtre sur la Grèce mycénienne et ses rois de jadis.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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