La vie des soldats de l’Empire romain révélée par des échanges épistolaires

Qu’il s’agisse d’invitations à des fêtes ou de demandes pour des chaussettes chaudes, des lettres découvertes à Vindolanda, en Angleterre, nous offrent un témoignage privilégié de la vie au sein d’un fort romain.

De Adrian Goldsworthy
Publication 12 juin 2023, 16:44 CEST
Roman outpost

Vue aérienne montrant les ruines exhumées du fort romain de Vindolanda, construit au 3e siècle, dans l’actuel comté de Northumberland, en Angleterre. Érigé une première fois en l’an 85 de notre ère, Vindolanda faisait partie d’une ligne de forts militaires situés le long de la frontière romaine en Grande-Bretagne.

PHOTOGRAPHIE DE Alamy, ACI

Au crépuscule du premier siècle de notre ère, une lettre fut envoyée à un soldat stationné dans un fort romain du nord de la Grande-Bretagne. L’expéditeur annonçait au destinataire qu’il lui ferait parvenir des « chaussettes […] deux paires de sandales, et deux paires de sous-vêtements ». La lettre se termine par des salutations adressées à « tous tes compagnons avec qui je prie que tu connaisses le plus grand bonheur ».

Cette missive fut découverte en 1973 lors de fouilles réalisées au fort de Vindolanda, qui se trouve de nos jours dans le comté anglais de Northumberland, près de la frontière écossaise. Avec d’autres écrits découverts là et déchiffrés depuis, les tablettes de Vindolanda nous ont fourni une multitude d’informations sur la composition des garnisons romaines quelques décennies seulement après le début de la conquête de la Grande-Bretagne.

Rédigées sur du bois, les tablettes offrent une mine d’informations sur des moments ordinaires, voire banals, de la vie de ces hommes, et parfois de ces femmes, qui vécurent un jour dans ce camp frontalier. Ces missives lèvent le voile sur leurs tâches militaires, leurs préoccupations financières, leurs maladies, leurs invitations sociales, leur degré d’alphabétisation et leurs origines ethniques.

 

ROME EN GRANDE-BRETAGNE

Lancée par l’empereur Claude en l’an 43 de notre ère, la conquête romaine de la Grande-Bretagne fut freinée par la révolte de Boadicée en 60. À la suite de la défaite de cette reine rebelle, les forces romaines reprirent leur marche et s’emparèrent du Pays de Galles ainsi que de pans entiers du nord de l’Angleterre dès l’an 80, puis ils firent une incursion en Écosse sous les ordres du général Agricola. Mais après le retrait de la légion II Adiutrix, qui devait être redéployée près du Danube, les Romains laissèrent filer cette aubaine d’assujettir l’Écosse. Ils se dirigèrent vers le sud et érigèrent des fortifications s’étirant, peu ou prou, d’est en ouest le long d’une ligne.

Cette invitation à une fête d’anniversaire, rédigée au début du 2e siècle sur une fine tablette de bois, fut envoyée par Claudia Severa à Sulpicia Lepidina, femme du préfet du fort de Vindolanda, situé dans l’actuel nord de l’Angleterre.

PHOTOGRAPHIE DE British Museum, Scala, Florence

Vindolanda était l’un des forts situés sur cette ligne. Il fut érigé vers l’an 85 de notre ère. L’édifice originel ne tarda pas à être reconstruit. En effet, au cours des 300 années qui suivirent, tandis que les garnisons romaines défendaient le point le plus septentrional de l’Empire face aux pillards calédoniens, neuf forts au total furent construits tour à tour sur le site de Vindolanda.

La lettre concernant les chaussettes et les chaussures fut écrite très peu de temps après la création de Vindolanda. Une génération plus tard environ, en 117, un nouvel empereur fut proclamé à Rome. Dévoué à la délimitation et à la sécurisation des frontières de son empire tentaculaire, Hadrien ordonna la construction du mur défensif qui porte son nom à quelques lieues au nord de Vindolanda.

 

les plus populaires

    voir plus

    SOLDATS EN GARNISON

    Pendant la période où les tablettes de Vindolanda furent créées et utilisées, deux unités militaires étaient stationnées au fort : la Première cohorte de Tongres, corps d’infanterie, et la Neuvième cohorte de Bataves, mélange d’infanterie et de cavalerie. On pouvait considérer qu’ils étaient Romains au sens où ils appartenaient à l’armée romaine, mais ils faisaient surtout partie de l’auxilia, les troupes auxiliaires : des soldats issus de provinces qui se voyaient octroyer la citoyenneté après vingt-cinq années de service. Tongres et Bataves étaient des peuples du Rhin issus de régions de l’actuelle Allemagne occidentale et des actuels Pays-Bas.

    Comprendre : la Rome antique

    Les conditions de vie au fort étaient rudes. L’une des tablettes, un rapport sur la force militaire de la Première cohorte de Tongres, révèle que sur l’ensemble des hommes de Vindolanda, trente-et-un n’étaient pas aptes au service et que dix souffraient d’inflammation oculaire. Les fouilles réalisées sur place ont montré que les quartiers étaient sales, mal éclairés et infestés de parasites, en somme un terrain propice aux infections et aux maladies.

     

    ÉNIGMES PRÉSERVÉES

    Chaque fois que les Romains reconstruisirent le fort, ils enfouirent d’importants vestiges des édifices passés dans un sol gorgé d’eau. Privés de l’oxygène nécessaire à leur pourriture et à leur décomposition, les tablettes en bois des soldats, les artefacts en cuir ainsi que d’autres objets d’origine naturelle furent remarquablement préservés (on a découvert plus de chaussures en cuir à Vindolanda que sur tout autre site romain).

    La découverte des premières tablettes à Vindolanda en 1973 suscita un enthousiasme débordant. Depuis lors, d’autres ont été exhumées ; les dernières remontent à 2017. Ces documents se composent de comptes et de listes, de rapports sur l’état des forces armées, de lettres personnelles et de textes littéraires.

    Ces fragments de l’une des tablettes de Vindolanda contiennent des détails banals concernant la vie quotidienne, notamment les réserves de provisions telles que l’orge, la bière, le vin, la sauce de poisson et la graisse de porc.

    PHOTOGRAPHIE DE British Museum, Scala, Florence

    Ce trésor recélait des tablettes de deux sortes. La première consistait en un fin morceau de bois couvert de cire qui pouvait être réutilisé en faisant fondre cette dernière et en la lissant. Bien que les tablettes aient parfois gardé des rayures laissées par la pointe d’un stile, les traces des messages successifs ont tendance à se chevaucher et à créer un enchevêtrement de lettres impossible à déchiffrer.

    L’autre sorte était destinée à un usage unique. Les tablettes en bois n’étaient enduites que d’une fine couche de cire d’abeille afin d’empêcher l’encre de couler. Mais même dans le cas de ces tablettes à usage unique, l’encre a bien souvent fini par s’estomper et par devenir illisible. Parfois, des éraflures sont visibles, mais il faut avoir recours à un microscope ou à des photos agrandies pour les apercevoir. Parfois, seuls des espaces subsistent, ce qui signifie qu’il faut tenter de deviner combien de lettres manquent, puis essayer de déduire quels mots ont pu être employés selon le contexte. Le déchiffrement des textes est une tâche fastidieuse qui requiert une connaissance exhaustive du latin et de tous les argots et abréviations employés par l’armée romaine.

    À l’époque de la découverte, les journaux s’emparèrent du témoignage ordinaire de l’envoi de chaussettes et de chaussures. Cette lettre avait-elle été envoyée par une mère bienveillante inquiète que son soldat de fils puisse se sentir mal à l’aise sur cet avant-poste sinistre de la frontière septentrionale de l’Empire romain ? Une telle interprétation est possible, quoique tout bien considéré, il semble plus probable que la lettre décrive une transaction commerciale.

    On ignore quand cette arme, découverte à Vindolanda, a été fabriquée.

    PHOTOGRAPHIE DE Manuel Cohen, Aurimages

    Les tablettes ont survécu par chance, et parce qu’on s’en est débarrassé. Il est très probable qu’elles aient été envoyées à quelqu’un à Vindolanda, à moins que les textes ne soient des ébauches plutôt que des versions finales bien polies. Quelques-unes furent peut-être jetées par accident, mais d’après les historiens, presque toutes furent abandonnées, car elles ne valaient plus d’être conservées plus longtemps, en particulier si leur propriétaire s’apprêtait à être muté sur un autre avant-poste et devait décider de ce qui valait vraiment la peine d’être emporté.

    Peu de textes sont complets, et la tâche de déchiffrer chacun d’entre eux est semblable à la résolution d’une grille de mots croisés dans une autre langue et sans indices tangibles. Il s’agit de bribes de communications, jamais entendues que d’un seul côté et écrites par des étrangers qui s’adressent à (ou parlent) d’autres étrangers. Parfois, il existe suffisamment d’extraits issus de suffisamment de correspondances pour se faire une idée de l’identité d’une personne, de son statut, de sa famille et de ses amis. Mais même ainsi subsistent de nombreuses questions. Les chaussures mentionnées dans la première lettre sont-elles jamais arrivées ? On n’a pour le moment pas retrouvé de réponse, leur destin demeurera vraisemblablement inconnu.

    Un chanfrein, armure romaine destinée au museau d’un cheval, a également été découvert.

    PHOTOGRAPHIE DE Manuel Cohen, Aurimages

     

    PERMISSIONS ET FAVEURS

    Les tablettes offrent un aperçu de la routine quotidienne du fort. C’est le cas de la lettre suivante, version complète d’un document courant probablement rédigé chaque matin : 

    15 avril. Rapport de la Neuvième cohorte de Bataves. Tous ceux qui doivent l’être sont en poste, ainsi que les bagages. Les optios et les curateurs ont fait le rapport. Arcuittius, optio de la centurie de Crescens, l’a remis.

    D’autres textes font mention d’hommes affectés à des tâches particulières comme la fabrication de souliers ou la construction de bains publics. Les vestiges romains les plus visibles sont des structures en pierre comme le mur d’Hadrien et les forts qui le longent. Mais aux balbutiements de Vindolanda, on construisait avec du bois, et les murs consistaient en un clayonnage enduit de torchis. Des archéologues ont découvert ce bain des débuts, sans aucun doute celui mentionné dans le texte, qui fut très probablement le premier édifice de pierre à Vindolanda.

    Parmi les tablettes, on trouve des demandes de permission (aucune ne fait mention d’une quelconque durée). Amis et famille restaient en contact en s’écrivant. Dans un cas, ce sont même des préoccupations pécuniaires qui prédominent : « À moins que vous ne m’envoyiez de l’argent, au moins 500 deniers, je serai forcé de perdre mes arrhes […] et j’en serais embarrassé. » Cette supplique se trouvait dans une lettre concernant la vente et l’achat de céréales, de peaux et de tendons ; nombreuses sont les lettres à traiter de commerce.

    Découvert au fort de Carvoran près de Vindolanda, ce modius (un verre mesureur) en bronze du 3e siècle de notre ère servait à mesurer les rations de céréales des soldats.

    PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

    Bien que situé aux confins des confins de l’Empire romain, Vindolanda était entièrement relié aux vastes réseaux mercantiles romains. Il est fait mention de mauvaises routes retardant le transport de marchandises, mais toujours il y a cette impression que tout ce qui pouvait être acheté serait à portée de main pour ceux qui pouvaient se le permettre. Huîtres, filets de chasse et tant d’autres choses viennent rivaliser avec les souliers et les vêtements de la première lettre. Quelques tablettes sont d’ailleurs l’œuvre d’esclaves et détaillent des achats réalisés par des officiers importants.

    Les premières fouilles officielles réalisées à Vindolanda eurent lieu en 1830. Les célèbres tablettes furent exhumées en 1973, et les découvertes n’ont pas cessé depuis. Les archéologues ont récupéré des épées et des armes ; en 2017, l’une d’elles a même été retrouvée dans son fourreau. Bien que des milliers de chaussures, et notamment des souliers de femmes et d’enfants, aient été mis au jour, on compte sur les doigts d’une main le nombre de paires assorties découvertes. Le Vindolanda Trust, qui administre le site, recrute des bénévoles chaque saison, comme on le voit sur ce cliché pris en 2021, pour fouiller le site. Depuis 1970, 8 000 personnes environ ont pris part et « ont mis les mains à la pâte », pour explorer le passé romain de la Grande-Bretagne.

    PHOTOGRAPHIE DE Alamy, Cordon Press

     

    HAUTE SOCIÉTÉ

    Parmi les surprises des tablettes de Vindolanda, on trouve des références aux femmes de la communauté de cette garnison. Le prétoire, quartier du commandant ou du préfet, était, dans tout camp, le plus grand des édifices, et était construit autour d’une cour centrale. Celui-ci était comparable en taille à une grande maison de Pompéi. Ces hommes appartenaient à l’ordre équestre, la classe sociale située juste en dessous de l’ordre sénatorial, et occupaient donc un rang certain. Les préfets passaient trois ans ou plus en poste et emmenaient avec eux leur famille et leur maisonnée.

    Aquarelle de Philip Corke montrant ce à quoi a pu ressembler la maison du commandant à Vercovicium (actuel fort romaine de Housesteads, au mur d’Hadrien).

    PHOTOGRAPHIE DE Historic England, Bridgeman, ACI

    Une des tablettes de Vindolanda les plus célèbres fut écrite par Claudia Severa, femme du commandant du fort de Coria, pour convier Sulpicia Lepidina, femme du préfet de Vindolanda, à sa fête d’anniversaire un 11 septembre. Le texte fut en majorité rédigé par un scribe mais de sa propre main sans doute, Claudia Severa ajouta ceci : « Adieu, ma sœur, mon âme chérie, que je puisse prospérer, et ave. » Son message est probablement l’une des plus anciens exemples d’écriture féminine européens à nous être parvenus. Claudia Severa et Sulpicia Lepidina devaient correspondre régulièrement, faisant de leur mieux pour conserver le type de liens qu’elles auraient entretenus à Rome.

    Le Corbridge Lanx a été découvert en 1735 près du fort romain de Coria, à l'ouest de Vindolanda. Ce plateau en argent du 4e siècle après J.-C. représente plusieurs dieux, mais seuls trois d'entre eux ont pu être identifiés avec certitude : Diane tient son arc, Minerve porte un casque et la lyre d'Apollon repose à ses pieds.

    PHOTOGRAPHIE DE UHA, Getty Images

    Le mari de Sulpicia Lepidina, préfet de Vindolanda, était Flavius Cerialis. Une femme du nom de Valatta lui écrivit exigeant qu’il « assouplisse [sa] sévérité et que par le biais de Lepidina [il] accède à [sa] demande ». Le patronage était une composante essentielle de la société romaine, et les femmes, autant que les hommes, jouaient leur rôle dans ce réseau de recommandations et de faveurs. L’archéologie a apporté d’autres détails frappants à la vie de Sulpicia Lepidina. L’une de ses chaussures a été retrouvée, un soulier élégant et onéreux, peut-être jeté parce qu’une personne de ce rang-là n’avait pas besoin de le faire réparer. On a également mis au jour des chaussures ayant appartenu à des enfants.

    Le nom de Flavius Cerialis suggère que bien que ce préfet fût citoyen et membre de l’ordre équestre, il était également batave. Un décurion (commandant d’une troupe de cavalerie) l’appelle « mon roi », ce qui laisse penser qu’il descendait de la famille royale de cette tribu. La relation entre ce commandant et ses soldats différait probablement de celle de la plupart des unités. Dans la même lettre, le décurion demande des ordres pour savoir s’il doit emmener tous ses hommes jusqu’à un certain endroit ou bien seulement la moitié. Plus urgent peut-être, du moins du point de vue des soldats, il y informe son commandant que « mes compagnons n’ont pas de bière. Veuillez ordonner qu’on en envoie. »

     

    CONFLITS LOCAUX

    Vindolanda était un avant-poste frontalier. La construction ultérieure du mur d’Hadrien met en évidence le fait que l’Empire percevait une forme de menace militaire. De manière surprenante peut-être étant donnés l’emplacement du fort et sa nature militaire, on ignore dans quelles proportions on a pu se battre dans la région. Les tablettes n’offrent que peu d’indices à cet égard. La Première cohorte de Tongres comptait dans son hôpital six hommes marqués comme « volnerati », qu’on peut traduire par « blessés », mais qui signifie aussi peut-être « blessés lors d’un accident ».

    Privée d’oxygène dans un sol gorgé d’eau, cette sandale a un jour appartenu à un soldat de cavalerie romain. C’est l’une des nombreuses chaussures préservées découvertes à Vindolanda.

    PHOTOGRAPHIE DE Manuel Cohen, Aurimages

    Les tablettes ne font pratiquement pas mention des peuples de la région. Un fragment fait observer que « les Bretons ne sont pas protégés par des armures. La cavalerie est nombreuse. La cavalerie ne se sert pas d’épées et les Brittunculi ne montent pas non à cheval plus pour lancer des javelots. » Brittunculi, littéralement « petits Bretons » ou « misérables petits Bretons », est un terme péjoratif et suggère que l’auteur les tenait en faible estime. Cependant, le mot n’apparaît nulle part ailleurs. Ainsi, on ne sait pas s’il s’agissait d’une attitude typique ou extrême pour un officier romain stationné dans cette province.

    Les fouilles se poursuivent à Vindolanda, et de nouvelles découvertes sont faites chaque saison : armes, couverts, bijoux ou armures, chaque artefact, à l’instar des tablettes avant eux, rend plus nettes les réalités de la vie des auxiliaires romains ayant vécu à la frontière.

    Recouvrant six forts plus anciens, la dernière mouture de Vindolanda, dont les ruines sont désormais visibles en surface, fut construite dans la première moitié du 3e siècle. Le plus récent artefact romain datable qu’on y ait découvert est une pièce à l’effigie de Valentinien II datant de la fin du 4e siècle, période à laquelle l’hégémonie romaine en Grande-Bretagne commençait à être remise en question.

    PHOTOGRAPHIE DE Michael Brooks, Alamy, ACI

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    les plus populaires

      voir plus
      loading

      Découvrez National Geographic

      • Animaux
      • Environnement
      • Histoire
      • Sciences
      • Voyage® & Adventure
      • Photographie
      • Espace
      • Vidéos

      À propos de National Geographic

      S'Abonner

      • Magazines
      • Livres
      • Disney+

      Nous suivre

      Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2024 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.