Rome antique : Marc-Aurèle, empereur et philosophe

Avant d’être lues par des millions de personnes curieuses de la sagesse stoïque et des leçons de vie de Marc-Aurèle, les "Pensées pour moi-même" n’étaient que le journal intime de l’empereur-philosophe.

De Juan Pablo Sánchez
Publication 17 nov. 2023, 15:59 CET

Buste en marbre de Carrare à l’effigie d’un Marc-Aurèle vieillissant.

PHOTOGRAPHIE DE Scala, Florence

Le monde que connut Marc-Aurèle, empereur du deuxième siècle de notre ère, était un champ de ruines. Alors qu’il s’apprêtait à se lancer dans une longue et sanglante guerre contre les tribus germaniques le long de la frontière du Danube, une épidémie de peste ravagea l’Europe de l’Ouest. Confronté à ces infortunes, en proie à la vieillesse et à des pensées de mort, l’empereur trouva refuge dans la philosophie.

Toute sa vie durant, et notamment lors de cette campagne militaire, il consigna ses luttes intérieures, ses croyances philosophiques et ses idées pour devenir un meilleur dirigeant et une meilleure personne. De ce sincère témoignage introspectif découlèrent douze livres contemplant la vie et la condition humaine qui furent regroupés sous le titre de Pensées pour moi-même.

 

EMPEREUR-PHILOSOPHE

Né en l’an 121 de notre ère dans une famille aristocratique de Rome, Marc-Aurèle reçut une excellente éducation rhétorique et philosophique. Il étudia le grec et était capable de citer l’air de rien Homère et Euripide. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il écrivit ses Pensées en grec plutôt qu’en latin, alors langue officielle de l’Empire romain.

Sculptée autour de l’an 139 de notre ère, quand l’empereur avait 18 ans, cette sculpture en marbre montre un Marc-Aurèle rasé de près contrairement à ses effigies les plus connues.

PHOTOGRAPHIE DE T. Querrec, RMN-Grand Palais

Dès son jeune âge, il nourrit un grand intérêt pour la philosophie, et en particulier pour le stoïcisme, école de pensée ayant fleuri durant l’Antiquité. L’un des préceptes clés des stoïciens met l’accent sur le développement de la force intérieure et sur le fait de se résoudre à ce que l'on ne peut changer. Fondée à Athènes par Zénon de Kition vers l’an 300 avant notre ère, l’école stoïcienne donna naissance à l’une des principales philosophies du monde antique.

Cette philosophie, dont Cicéron fut l’un des plus éminents spécialistes (mais aussi l’un des témoins les plus fiables), rencontra un grand succèes dans la Rome antique. Épictète, esclave grec affranchi, devint un philosophe stoïque particulièrement influent qu’étudia plus tard Marc-Aurèle. D’ailleurs, les Pensées ressemblent à certains égards au Manuel d’Épictète, un recueil de préceptes moraux.

Par son œuvre, Marc-Aurèle verse toutefois une voix originale d’empereur-philosophe à la tradition stoïcienne. Celui-ci gravita autour de cette école de pensée et en vint à croire que la perception était le fondement de la connaissance véritable. On pouvait trouver le bonheur par la pratique de la vertu et en se laissant guider sans interruption par la raison face aux vicissitudes de la vie.

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    Dans Pensées pour soi-même, Marc-Aurèle remercie son professeur Quintus Junius Rusticus pour l’avoir familiarisé avec l’œuvre du stoïcien Épictète, représenté ici, qui mourut vers l’an 135 de notre ère.

    PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

    Il est communément admis que Marc-Aurèle écrivit ses Pensées par souci d’introspection plutôt que pour les destiner à un étalage public. Les entrées de cette œuvre sans organisation particulière se composent aussi bien de maximes brutes que de dissertations convaincantes ; certaines tendances ont toutefois été identifiées et certains thèmes semblent tourner autour du stoïcisme. On admet communément que les Pensées offrent un aperçu intime de la vie d'un empereur romain selon les préceptes stoïciens.

     

    AVEC GRATITUDE

    L’œuvre débute par une sorte de bilan dans lequel Marc-Aurèle remercie tous ceux qui ont eu une influence positive sur lui durant sa vie. Par exemple, il témoigne à ses tuteurs sa reconnaissance de l’avoir maintenu à l’écart de la superstition et du vice et de l’avoir dirigé vers une vie plus austère et plus vertueuse. Le plus important de ces tuteurs, se souvient-il, fut Quintus Junius Rusticus, qui corrigea son caractère impétueux et l’initia à la philosophie des stoïciens.

    Pièce d’or romaine frappée en 153 ou 154 ornée d’un Marc-Aurèle barbu et de profil.

    PHOTOGRAPHIE DE Penta Springs Limited, Alamy

    Marc-Aurèle se souvient également de sa vie à Rome, où il arriva à l’âge de 17 ans. Son père adoptif, l’empereur Antonin le Pieux, observait un mode de vie modeste. Ainsi, le jeune Marc-Aurèle ne fut pas jeté dans un monde de parures somptueuses et de luxe ; il n’avait même pas de garde du corps. Le futur empereur admirait le dévouement avec lequel son père adoptif administrait son empire ainsi que sa personnalité calme mais résolue.

    En l’an 161 de notre ère, Marc-Aurèle accéda au pouvoir, qu’il partagea en tant que coempereur avec son frère adoptif, Lucius Verus, jusqu’à la mort de ce dernier en 169. Bien que Marc-Aurèle ne se penche pas directement sur sa vie d’empereur, il aborde d’importants sujets apparentés à l’exercice du pouvoir tels que le poids de ses responsabilités et la nécessité de perpétuer la justice. Il reconnaît devoir prendre des décisions dans le meilleur intérêt des personnes qu’il gouverne. « Le matin, dès qu’on s’éveille, il faut se prémunir pour la journée en se disant : "Je pourrai bien rencontrer aujourd’hui un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fripon, un traître, qui nuit à l’intérêt commun" […] Nul d’entre ces gens ne peut me faire le moindre tort, puisque aucun ne peut me faire tomber dans le mal et le laid », écrit-il.

    La seule statue équestre de l’empereur païen à nous être parvenue. L’originale se trouve aux Musées du Capitole, à Rome, mais cette copie se trouve sur la place du Capitole.

    PHOTOGRAPHIE DE Shutterstock

    Il reconnaît que le pouvoir peut être un fardeau, mais aussi une tentation, et souligne l’importance d’éviter l’arrogance et de rester humble face à l’autorité. Il émet également des idées quant à la façon d’aborder des situations difficiles, de conserver une tranquillité intérieure et de rester focalisé sur son objectif lorsque des obstacles se présentent.

     

    L’EMPEREUR SE DÉVOILE

    Parmi ses observations d’ordre plus personnel figurent des choses qui semblent le contrarier. Il admet haïr ce que la plupart des êtres humains ont l’air d’aimer. Les combats de gladiateurs, par exemple, le révulsent ; le sexe est réduit à un « spasme ». Et il ne comprend pas comment l’on peut être impressionné par les robes pourpres portées par les sénateurs et les empereurs alors que ce n’est que « la laine d’un mouton, teinte avec la couleur sanguine d’un coquillage ».

    Il essaie de rester calme en toutes circonstances et de ne pas se préoccuper de ce que son prochain va dire ou penser de lui. Ainsi qu’il se le rappelle à lui-même : « Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l’opinion des autres. »

    La famille ne joue qu’un rôle modeste dans ses écrits bien qu’il soit extrêmement reconnaissant envers sa femme, Faustine la Jeune, fille d’Antonin le Pieux. « Ma femme est d’une nature docile, affectueuse et simple », dit-il à son sujet. Des historiens tels que Dion Cassius accusèrent celle-ci d’avoir commis l’adultère avec de ravissants soldats et gladiateurs. Cependant, dans ses écrits, Marc-Aurèle n’a que des mots élogieux à son égard. Le couple eut treize enfants, mais seuls six survécurent à l’enfance. En 175, quand Faustine mourut, l’empereur fut accablé par le chagrin. Il fit enterrer son épouse dans le Mausolée d’Hadrien, à Rome.

     

    GUERRE ET MORT

    Soir après soir, dans son campement militaire du Danube, Marc-Aurèle œuvre et aborde des sujets plus sombres comme la nature de la guerre. En divers points, il observe la réalité macabre du combat : « Si jamais tu as eu l’occasion de voir une main, un pied, ou une tête coupés, et qui gisaient séparés du reste du corps, tu peux te dire que c’est là une image de ce que fait l’homme, pour lui-même […] quand il n’accepte pas de bon gré le destin qui lui est réparti. »

    Mais quand le jour point, ces méditations s’estompent et laissent place à la réalité. Le philosophe nocturne doit être chef militaire le jour. Il admet que ce n’est pas toujours facile. « Le matin, quand tu as de la peine à te lever, voici la réflexion que tu dois avoir présente à l’esprit : "Je me lève pour faire mon œuvre d’homme ; je vais remplir les devoirs pour lesquels je suis né et j’ai été envoyé en ce monde. […] Ai-je été créé pour rester ainsi chaudement sous des couvertures ?" »

    Sur le Danube, les Portes de Fer séparent la Serbie et la Roumanie. Cette gorge faisait partie de la province romaine de Dacie. C’est au nord-ouest de cette frontière actuelle, Marc-Aurèle combattit les Quades et les Marcomans.

    PHOTOGRAPHIE DE Stelian Porojnicu, Alamy, ACI

    Les Pensées pour soi-même proposent également des réflexions sur de grands généraux du passé comme Alexandre le GrandCésar et Pompée, et sur le fait qu’ils aient « dû à leur tour aussi sortir un jour de la vie », malgré leurs triomphes retentissants. Sont également mentionnés les habitants anonymes de Pompéi et d’Herculanum qui suffoquèrent sous les cendres du Vésuve.

    Dans ses Pensées, Marc-Aurèle ressasse de part en part, presque à l’obsession, l’idée que chacun partage en fin de compte le même destin dans cette courte vie : la mort. « Pour le dire en un mot, il faut toujours considérer les choses humaines comme éphémères et de bien peu de prix ; hier un peu de glaire, l’homme demain sera une momie ou de la cendre », écrit-il.

     

    TROUVER LA PAIX

    Avant tout, la quête de l’empereur est d’atteindre la tranquillité d’esprit, conscient de la rapidité avec laquelle la vie passe : « L’être est comme un fleuve qui coule perpétuellement ; les forces de la nature sont dans des changements continuels ; et les causes présentent des milliers de faces diverses ». Étant donné ce caractère éphémère, il affirme que la meilleure approche est « d’accomplir chacun de ses actes comme le dernier de sa vie ».

    Et pourtant, la mort offre à Marc-Aurèle une sorte de libération, une occasion de se détacher d’un monde où nombreux sont ceux qui font peu de cas des seules valeurs qu’il reconnaisse : celles de la vertu rationnelle et du bien moral. Le véritable drame de l’empereur-philosophe est qu’il essaie malgré tout d’aimer son prochain : « Pour les choses que le sort te répartit, sache t’y plier et t’en accommoder, et quant aux hommes avec qui tu dois vivre, aime-les ; mais que ce soit en toute sincérité. »

    En réfléchissant à la nature éphémère de la vie, Marc-Aurèle mentionne dans ses Pensées pour soi-même trois villes disparues : Pompéi et Herculanum, enfouie lors de l’éruption du Vésuve en l’an 79, et Hélice, dans la région d’Achaïe, en Grèce, qui fut engloutie par la mer en 373 avant notre ère.

    PHOTOGRAPHIE DE Massimo Ripani, Fototeca 9x12

    Tout cela, Marc-Aurèle se le dit sans angoisse, ni désespoir. Même la mort doit être acceptée avec reconnaissance : « Ne maudis pas la mort ; mais fais-lui bon accueil. » Selon lui, la mort fait partie de l’ordre naturel des choses. Il la compare d’ailleurs à « une olive mûre qui tombe en remerciant la terre qui l’a produite et en rendant grâces à l’arbre qui l’a portée ». Il préconise d’accepter la mort « avec sérénité, avec la vérité en partage, et le cœur plein d’une juste reconnaissance envers les Dieux ».

    Quand Marc-Aurèle mourut de la peste le 17 mars 180, à l’âge de cinquante-huit ans, il laissa derrière lui une marque indélébile. Ses écrits attisèrent la curiosité de chefs d’État tels que Frédéric II de Prusse ou encore Bill Clinton. Quand Wen Jiabao, Premier ministre chinois de 2003 à 2013, affirma avoir lu les Pensées de Marc-Aurèle plus de cent fois, le livre devint instantanément l’un des classiques de langue grecque les plus édités en Chine. Dans le monde entier, des lecteurs mettent un point d’honneur à revisiter chaque année le texte et à se remémorer les leçons qu’il contient.

    Gauche: Supérieur:

    Sur son lit de mort, Marc-Aurèle, souffrant, saisit le bras de son fils et successeur, Commode. Peinture à l’huile d’Eugène Delacroix réalisée en 1844 et intitulée « Dernières paroles de l’empereur Marc-Aurèle ».

    PHOTOGRAPHIE DE René-Gabriel Ojéda, RMN-Grand Palais
    Droite: Fond:

    À sa mort, en 180, Marc-Aurèle fut incinéré. Ses cendres reposent dans le Mausolée d’Hadrien, à Rome.

    PHOTOGRAPHIE DE Rilindh, Getty Images

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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